4.1. Des motifs de discorde

« Les Cambodgiens haïssent les Vietnamiens », « leur coexistence est impossible », etc., discours éternel, périodiquement réactivé, dont la saveur raciste ne semble choquer personne  170 . Reste à savoir quel est le signifié exact de jugements aussi tranchés et rapidement portés.

L’argument le plus incontestable est un épisode de l’histoire khmère. De 1835 à 1848, le Vietnam impose sa tutelle au Cambodge. Il met sur le trône une femme, la reine Ang Mei, et tente de transformer le mode de fonctionnement de l’administration cambodgienne. Cette période semble bien avoir été celle où la tutelle extérieure sur le Cambodge a été la plus rigoureuse : la suzeraineté formelle fait place à un début d’administration directe. Les mandarins vietnamiens affichent un grand mépris pour les Khmers et leur royaume. Mais les Siamois, dont la puissance militaire est pourtant reconnue, ne sont pas mieux traités, qui sont considérés comme « lâches » (Chandler 1973, 139). Vis-à-vis du Cambodge, l’empereur d’Annam exagère volontiers sa condescendance pour mieux marquer sa souveraineté. Un ouvrage d’histoire officiel traduit bien l’état d’esprit des Vietnamiens :

‘L’empire d’Annam a toujours eu pour le Cambodge la sollicitude d’une mère qui allaite son enfant, et jusqu’à maintenant ses sentiments n’ont pas varié. (Gia-Dinh Tung Chi, trad. Aubaret 1863, 132)’

L’empereur Minh Mang, écrivant au chargé des affaires du Cambodge (le général Truong Minh Giang), fait preuve du même paternalisme

‘Nous les avons aidés quand ils souffraient, et les avons tirés de la boue. (Chandler 1973, 153)’

Tout cela reste banal. Les Français n’ont pas encouru la « haine » des Khmers, bien qu’ils les aient traités de façon courante de « paresseux », « joueurs », « stupides », etc.  171

Restent les faits. On peut difficilement tenir pour significatives toutes les violences qui sont malheureusement le lot des guerres : pillages, viols, incendies de villages ou de pagodes. Elles sont surtout relatées dans les archives khmères dont D. Chandler a montré sur d’autres points qu’elles étaient souvent passablement biaisées. Les diverses maladresses des Vietnamiens sont peut-être plus importantes : en même temps qu’ils prétendent recenser et cadastrer, ils s’attaquent aux privilèges des notables. Le système hiérarchique est modifié, le port du costume vietnamien et le respect des usages correspondants imposés... Surtout, les Vietnamiens n’ont pas triomphé. On peut gager que l’histoire de cette période serait écrite de façon fort différente si la classe dirigeante s’était ralliée massivement aux Vietnamiens Ce n’est évidemment pas par hasard si les chroniques khmères éliminent les « faiblesses » du futur roi Ang Duong : sollicité par les Vietnamiens, il s’en faut de peu qu’il n’accepte de se rendre à Phnom Penh pour y prendre le trône. Arrêté par les Siamois, il est interné pendant plusieurs années à Bangkok (id, 135-136). La participation populaire semble avoir été considérable lors de l’insurrection contre l’occupant en 1840 : les dignitaires auraient pu rassembler près de 33.000 hommes dans seulement 17 khêt, ce qui représente probablement la quasi-totalité des « inscrits ». La mobilisation, pour des motifs sensiblement identiques, sera sans doute plus faible face aux Français, en 1885/1886, mais il n’y a pas à ce moment-là de désir affirmé de reprendre Phnom Penh dans une grande bataille rangée. Dans un cas comme dans l’autre, il est probable que l’attitude des paysans cambodgiens a été la même : le refus d’une autorité qui bafouait les coutumes . La « haine » des Vietnamiens, issue des chroniques khmères réécrites, n’a guère été étudiée de façon critique car elle confirmait trop les colonisateurs dans leur rôle de chevaliers sauveurs de la civilisation cambodgienne.

Si on ne peut négliger ce passé, il faut surtout voir comment il a été sans cesse réactivé et dans quelle mesure les antagonismes se sont manifestés pendant la période suivante. Les auteurs évoquent surtout les conflits autour de l’accès au sol et la rareté des relations et en particulier des intermariages.

Selon Leclère (1890, 49), les Khmers, sans être hostiles aux étrangers, seraient peu favorables aux changements de « nationalité » qui accompagnent souvent les intermariages :

‘Ils se défient de ceux qui viennent à eux et méprisent ceux qui vont vers les étrangers.’

La pratique montre qu’il y a des accommodements à la règle et la rareté des unions khméro-vietnamiennes a été interprétée comme un signe de l’hostilité latente des Khmers. Or il s’agit là d’une conclusion rapide et fort superficielle : la possibilité pour des ethnies de nouer des liens dépend évidemment de l’attitude des deux groupes. La diversité des comportements de la minorité chinoise (cf. S 2 – S 3) est une bonne illustration : lorsque les Chinois forment un groupe au sens sociologique, uni dans des activités, matérielles ou non, comme dans les centres urbains ou dans la région de Kampot, l’originalité ethnique subsiste longtemps et l’endogamie est forte. Au contraire, dans les campagnes, les agriculteurs et les commerçants apparaissent comme des individus isolés : souvent célibataires, progressivement coupés du lien religieux/familial avec une terre d’origine dont aucune communauté ne ravive le souvenir, les immigrants sont demandeurs d’épouses khmères. Ils sont prêts à admettre les règles essentielles du mariage local et notamment à établir des liens avec leur belle-famille. A partir de là, l’assimilation des enfants est rapide. On voit donc que la fréquence des intermariages tient moins à des « antagonismes » (ou à leur absence), qu’à l’existence de facteurs dissolvants de l’originalité ethnique et à des différences de statut social, le Chinois aisé étant un « beau parti ».

Les mêmes facteurs, et d’autres encore, vont jouer en sens contraire pour l’ethnie vietnamienne. L’immigration vietnamienne est familiale et le sex-ratio équilibré permet la recherche des épouses au sein de l’ethnie, ce qui n’est pas le cas pour la minorité chinoise qui comprend une large majorité d’hommes. La communauté vietnamienne conserve plus facilement ses principaux facteurs d’unité : les immigrants restent proches de leurs villages d’origine où des parents continuent pour eux la culture d’un lopin de terre ; le culte des ancêtres demeure plus vivant, alors que les Chinois laissent le bouddhisme prendre une place plus grande dans leurs pratiques religieuses. En cas d’immigration définitive, les Vietnamiens reconstituent leur organisation sociale reposant sur la famille et le village. De ce fait, les relations avec les Khmers sont perçues comme étant de groupe à groupe et comme telles marquées de la nécessité pour chacun d’affirmer son originalité, sa différence. Enfin, mais il ne s’agit sans doute que d’un facteur secondaire, on peut relever que les systèmes de parenté sont peu compatibles : le système vietnamien patrilinéaire et patrilocal suppose une forte intégration à tout le groupe familial et s’oppose au système khmer matrilocal et plus lâche.

Ces divers éléments suffisent largement à expliquer que la minorité vietnamienne ne puisse ni ne veuille « s’assimiler », voire seulement entrer dans un système d’échanges conjugaux. Reste à savoir dans quelle mesure on peut considérer qu’elle est mal intégrée.

Notes
170.

En Europe on peut proclamer l’effacement de telles « haines » en 30 ans ; dans le tiers-monde, elles sont toujours déclarées inexpugnables...

171.

Forest (1973 b) donne un aperçu des « portraits » ainsi tracés. On peut ajouter (entre autres) celui de Boulangier : « Le singe pense et ne parle pas. Le Cambodgien parle, mais ne pense guère » (1887, 35).