4.2. La spécialisation dans la pêche

L’immigration vietnamienne sur les territoires gouvernés par le roi du Cambodge est très ancienne. Bornés au nord par la Chine, les Empereurs du Vietnam sont au départ confinés au delta du Fleuve Rouge. Ils y mettent en place une organisation économique et politique solide qui autorise une croissance du peuplement telle que l’extension vers le sud entre la cordillère annamite et la mer est le seul exutoire possible. Le Champa, civilisation indianisée occupant le centre-Annam, sombre au XVe siècle et le Cambodge est atteint au XVIIe siècle (annexion de Gia-Dinh, Biên-Hoa et Saïgon). L’Etat vietnamien trouvait dans cette expansion un moyen habile de résoudre, voire d’utiliser, ses contradictions internes

‘Plus au sud, le Cambodge était le théâtre d’une lente infiltration amenant tout d’abord des vagabonds, déserteurs, indésirables, bannis de leurs villages. Une fois ces premiers immigrants installés, le gouvernement des Nguyên les renforçait par des colons choisis dans les provinces les plus pauvres, et suivis à leur tour par des militaires libérés à qui le Seigneur de Cochinchine distribuait des terres. (Coedès 1962, 196) 172

Utilisée dans des régions peu peuplées et mal gouvernées par un pouvoir lointain et faible, appuyée par des alliances princières dont les Khmers n’étaient pas dupes  173 , cette stratégie conduisait inévitablement à l’annexion. Dans le coeur du Cambodge, la situation est sensiblement différente. Vers 1840-1850, suivant la pénétration militaire, une colonie vietnamienne assez importante s’adonne à la pêche (Leclère 1905, 675) ; grâce à des techniques intensives et efficaces, elle devient une source de richesse pour le trésor royal.

Il est difficile de savoir si le mouvement se poursuit rapidement au début de la colonisation française car l’évaluation de la population est particulièrement incertaine : immigrants temporaires et population en barque, villages catholiques, sont mal recensés et les Français, qui encouragent l’immigration dans un but politique, ferment les yeux. Aymonier, qui aurait dû être bien renseigné sur la question puisqu’il avait été « chargé des affaires annamites », propose simplement de multiplier par dix le total des inscrits et de la population flottante (9.500), et Moura (AOM Aix 12.606, 1874) suggère que les « Annamites » sont plus nombreux que les Chinois. Doudart de Lagrée, 10 ans auparavant, était moins catégorique, et on peut penser que ces estimations (environ 100.000 Vietnamiens) sont exagérées, traduisant les réticences de ces auteurs face à ce mouvement  174 . Le recensement de 1921 apporte quelques éclaircissements : malgré le flux d’immigration constant pendant toute la période qui précède, les Vietnamiens sont moins nombreux que les Chinois. L’écart était plus sensible vers 1875 et toute « assimilation » importante est exclue. Le recensement, toujours soucieux de nuances, distingue les « Annamites originaires de l’Annam, de la Cochinchine ou du Tonkin » et les « Annamites originaires du Cambodge ». Cette deuxième catégorie a les caractéristiques d’une population fixe : sex-ratio équilibré, nombre important de moins de vingt ans, contrairement à la précédente dont on peut penser que l’implantation est récente. Or, cette population « anciennement immigrée » ne représente que 4,1 % de la population totale, soit si on retient ce chiffre, qui est sans doute un maximum, pour 1875 environ 55.000 personnes.

Sur ce nombre, une bonne trentaine de mille, soit plus de la moitié, sont des pêcheurs qui bénéficient de la richesse ichtyologique exceptionnelle du bassin du Mékong. L’origine de cette richesse réside dans le régime des eaux particulier du Tonlé Sap. A la période des hautes eaux le débit du Mékong est tel que les deux bras postérieurs ne peuvent suffire à son évacuation ; l’eau remonte alors le cours du Tonlé Sap et remplit le Grand Lac dont le niveau s’élève de 10 mètres et dont la superficie passe de 2.700 à 10.000 km2. La forêt très particulière qui entoure le lac est alors inondée et forme un milieu très favorable au frai, puis au développement, du poisson. Tout le réseau hydrographique bénéficie de l’existence de cette frayère, mais surtout le lac lui-même dont l’exploitation est rendue plus facile par la baisse des eaux en saison sèche : la production atteint 30 tonnes par km2 en 1938, alors qu’à la même époque les eaux très poissonneuses du Nord-Atlantique n’en fournissent que 1,1 tonnes  175 . La pêche est rythmée par le régime des eaux et présente des caractères différents selon les lieux. Sur tout le territoire, et en particulier dans les régions inondées de Kandal (Loeuk-Dek), Prey-Veng (réseau du Tonlé Tauch) et de Kompong Thom, les arroyos et les prêk  176 sont l’occasion d’une pêche de décrue fructueuse, prolongée en saison sèche par l’exploitation des beng et des fosses à poissons (Loeuk Dek). Si le Mékong et le Bassac sont, dans l’ensemble peu poissonneux, le Tonlé Sap est le lieu d’une pêche intensive, mais durant au maximum trois mois et qui est particulièrement active en janvier. Enfin, le Grand Lac et son réseau d’arroyos fournissent le gros de la production (60 à 70 %) à la décrue et à l’étiage.

La production de ces divers lieux peut être sommairement appréciée à partir du produit des impôts affermés, dont la répartition est assez stable entre 1880 et 1920 (Tableau 25), en dehors d’un léger recul dans les Résidences de Takéo et Prey Veng, dont le domaine de pêche est limité et sans doute déjà surexploité en 1920.

Tableau 25 - Répartition des lieux de pêche 1884 et 1923-26.

On peut donc estimer que la part de la production due au seul Grand Lac est identique au XIXe et au XXe siècle, ce qui permet d’interpréter les seules données chiffrées dont on dispose, qui concernent les exportations de poisson salé/séché constatées à la douane (XIXe siècle) ou au service de la statistique fluviale (1920-30). En effet, le poisson séché vient surtout du Grand Lac, dont la production ne peut pas être écoulée immédiatement sous forme de poisson frais comme c’est le cas dans le reste du pays : les populations des environs du Lac sont clairsemées et trop pauvres pour se livrer à de gros échanges. Or, les expéditions par le Tonlé Sap ne peuvent se faire qu’après la saison de pêche, lorsque la montée des eaux rendra navigables les seuils vaseux du Veal Phoc.

Les chiffres douaniers sont donc sans doute assez homogènes et les exportations traduisent bien l’évolution d’une production dont la consommation sur place est faible. Il y aurait eu une croissance substantielle jusque vers 1930 entre 1875-1880 et 1921-22 (années moyennes et pour lesquelles on dispose de plusieurs estimations), la production aurait été multipliée par trois. Plus précisément, la croissance très rapide au début, 4,6 % par an entre 1863 et 1880, 5,4 % entre 1880 et 1892, est considérablement ralentie dès le début du XXe siècle 1,6 % par an entre 1892 et 1920. Cette évolution peut paraître surprenante, mais elle est confirmée par celle que l’on peut déduire de l’étude du produit de la ferme des pêcheries (Tableau 26).

Tableau 26 - Evolution du produit de la ferme des pêcheries 1875-1938

Si on calcule un indice de volume, en corrigeant le montant des fermages par l’indice du prix du poisson (Tableau 28), on trouve une évolution très similaire à celle décrite ci-dessus croissance de 5,4 % par an entre 1880 et 1895 et de 1,1 % de cette date à 1920 (Tableau 27).

Tableau 27 - Evolution de la production des pêcheries
Tableau 28 - Evolution du prix des produits de la pêche et de quelques moyens de production

Le changement de rythme observé vers 1900 est sans doute dû à la surexploitation des eaux : c’est ce qui ressort d’une enquête menée auprès de certains pêcheurs par Leclère (1901) et des études scientifiques ultérieures qui évalueront le niveau de production « optimal », lequel est largement dépassé vers 1930. La croissance soutenue avant 1895 donne une bonne idée du rythme de l’immigration vietnamienne, qui est rapide, tout en ne concernant qu’une population restreinte. En 1962, le recensement dénombre 60.000 actifs engagés dans la pêche, dont 40 à 45.000 pratiquant en eau douce. Entre 1920 et 1962,la production a légèrement décru, mais la productivité par tête s’est accrue grâce à des moyens techniques nouveaux : filets en nylon, qui demandent moins d’entretien, et surtout, barques à moteur, qui permettent de faire plusieurs lancers et accélèrent le transport de la pêche vers les séchoirs ou les viviers.

On peut donc estimer à environ 50.000 le nombre d’actifs pêchant en eau douce vers 1920. Pendant la période précédente, l’utilisation des samra et des barrages  177 a permis d’accroître la productivité et on peut penser que vers 1875, pour une production trois fois moindre, le nombre des pêcheurs était de l’ordre de 15 à 20.000. Le Grand Lac, qui fournit plus de la moitié de la production, mais où les conditions de la pêche sont très favorables, devait occuper 7 à 10.000 actifs. Cette fourchette est très comparable à celles des observateurs de l’époque : 12 à 14.000 personnes, femmes et enfants compris, pour le Grand Lac (Moura AOM Aix 12.695 ; 1878) ou 30.000 pour l’ensemble du royaume. D’ailleurs, on obtient un résultat à peine inférieur en étudiant les conditions économiques de la pêche : 7.000 t de poisson salé valent 350.000 $. Les comptes d’exploitation disponibles (Tableau 29) montrent que la part des salaires est de l’ordre du tiers du produit brut, le reste se partageant à peu près également entre l’amortissement et les frais d’une part et le profit d’autre part. Sur cette base, la part des salaires versés sur le Lac serait de 100-120.000 $, permettant d’employer 6 à 8.000 actifs, recevant en moyenne 15 $ par tête et par saison, auxquels il faudrait rajouter les patrons pêcheurs.

Notes
172.

Cf. aussi Chesneaux (1955, 1966).

173.

En 1620, Chei Chettha épouse une princesse cochinchinoise de la dynastie des Nguyen.

174.

Aymonier voulait reconstituer le royaume de Champa ; Moura s’inquiétait fort de l’arrivée des « mauvais sujets » cochinchinois.

175.

Chevey et Le Poulain (1939, 39-83 et 260-331) décrivent de façon concise mais complète l’industrie de la pêche au Cambodge.

176.

Tranchées dans les berges, cf. supra S. 3.

177.

La pêche au samra se pratique en fournissant aux poissons un gîte artificiel fait de branchages ; après quelques semaines, le site est entouré d’un filet et les branches sont enlevées. Les barrages, placés parallèlement à la forêt inondée, conduisent les poissons chassés par le retrait des eaux vers une chambre de capture en bambou.