4.3. Les spécialisations des Vietnamiens : aptitude ou déterminisme ?

On s’est rarement étonné de voir ces excellents riziculteurs que sont les Vietnamiens renoncer à leur activité favorite : la plupart sont pêcheurs ou bûcherons ; d’autres commencent à s’installer sur les berges basses (submergées aux hautes eaux) du bas Mékong, au sud de Banam où ils se livrent à l’élève des vers à soie et au maraîchage plus qu’à la culture du riz.

L’un des motifs évoqué est l’existence d’un « créneau » délaissé par les Khmers, que les Vietnamiens forts d’une technique supérieure auraient pu utiliser avec profit. On constate en effet que les Cambodgiens semblent se limiter de façon exclusive à la pêche d’arroyo, à faible échelle et à titre secondaire. Les rares pêcheurs professionnels cambodgiens, installés au nord du Lac près de Siemreap, utilisent des techniques sommaires et ne pêchent même pas en barque (Delvert 1967, 239). Au XIXe siècle, ni les samra ni les barrages à chambre de capture, ne sont utilisés dans le lac. La seule technique vraiment efficace a été importée par les Vietnamiens : c’est la senne embarquée. Le déploiement de ce filet, long de 500 à 2.000 mètres et haut de 1,80 m, nécessite une organisation sans faille et des embarcations lourdes. Or, l’architecture navale khmère se soucie davantage d’élégance que de considérations économiques et produit des bateaux conçus pour transporter des dignitaires, soigneusement finis et vernis et de ligne élégante, mais de capacité limitée. Au contraire, les barques et sampans vietnamiens sont des bateaux de charge beaucoup plus fonctionnels. On ne peut non plus négliger l’avantage économique provenant du fait que de nombreux Vietnamiens ayant conservé des attaches en Cochinchine peuvent y livrer le poisson séché et y acheter le sel (à Baria ou Bac Lieu) à bien meilleur compte. Le sel acheté 4 ligatures le picul à Phnom Penh est vendu 20 ligatures (3,5 $) sur le lac Ces arguments ne sont pas essentiels pour expliquer le monopole vietnamien : les Khmers sont fort capables d’imiter la construction navale commerciale des Vietnamiens  178 et le sel à Phnom Penh n’atteint pas des prix excessifs. Quant à l’usage de la senne, il ne nécessite guère de qualification que de la part du patron-pêcheur qui dirige les opérations. C’est donc bien davantage un désintérêt qu’une impossibilité qu’il s’agit d’expliquer. La région du lac, ravagée par les guerres, est peu peuplée et si elle n’est pas extrêmement favorable à la riziculture, elle est propice à l’élevage. Ailleurs, la pêche est pratiquée, mais à petite échelle, et aucune motivation sérieuse n’existe pour qu’il se produise une extension. Or, l’étude des conditions de la production montre qu’il faut des contraintes sérieuses pour accepter les conditions de travail et qu’il est difficile de rassembler les capitaux nécessaires.

Tableau 29 - Comptes d’exploitation de pêcheries
Tableau 30 - Capital immobilisé dans les pêcheries

La pêche est organisée par des patrons utilisant une main-d’oeuvre assez nombreuse (au moins 20 coolies) et de grandes sennes, ou bien des indépendants ayant de simples filets et travaillant en famille. La situation des patrons pêcheurs n’est pas toujours florissante, car il est rare qu’ils puissent apporter les capitaux suffisants sans emprunter : il faut pouvoir disposer outre du filet et des bateaux, du matériel pour saler et sécher, afin de bénéficier du travail des familles des pêcheurs. Si on se fie aux budgets (même incertains) établis d’après les chiffres de Moura et Buchard (Tableau 29 et Tableau 30), il faut 3.000 $ pour une saison de pêche, ce qui représente une somme considérable que bien peu peuvent avancer : un coolie gagnant 20 $ (net) par saison ne saurait prétendre rassembler ce capital, même en formant une association. Tout au plus, peut-il devenir « indépendant » avec 2 ou 300 $. Et même dans ce cas, il sera souvent obligé, comme les patrons, de vendre sa pêche à l’avance contre de l’argent liquide, du sel ou des aliments. Comme toutes les transactions faites sur le lac, elles lui coûtent cher en transports, bénéfices ou intérêts. On peut détailler l’exemple du sel donné plus haut acheté 0,5 $ en Cochinchine, le picul est vendu 3,3 $ sur le lac, alors que le coût du transport est au maximum de 0,28 $ 179 . Le bénéfice net est de l’ordre de trois fois le prix de revient  !

Les conditions de travail dans les pêcheries sont dures. Les moyens de production sont fournis par le patron qui en contrôle l’utilisation et organise le travail. Il dispose de tout pouvoir en ce domaine pour obtenir de ses ouvriers, loués au mois ou à la saison, un rendement maximum et le travail est épuisant : travail de nuit, journées pouvant atteindre 15 heures, dangers multiples provenant de la manipulation des poissons et d’instruments tranchants, etc. Le patron bénéficie même d’une main-d’oeuvre gratuite : en 1878, Moura mentionne la présence de coolies qui travaillent pour lui et ne reçoivent en contrepartie que le droit de lancer leur filet autour du parc (chambre de capture) d’où s’échappent toujours des poissons. Moura précise qu’il s’agit de pauvres n’ayant que de petits filets. Ce type de relation est décrit avec plus de précision par Chevey et Le Poulain (1939, 75) dans les années 1930 huit coolies tournent,

‘comme des écureuils [...] véritable travail de galérien qui durera de huit heures du matin à quatre heures de l’après-midi, sous un soleil de feu […]. Les coolies qui manoeuvrent le treuil ne sont d’ailleurs pas payés ; par contre, ils ont le droit d’installer, autour du filet, le sampan familial occupé par la femme et les enfants.’

Si, selon les auteurs, le « contrat » a un bon rapport pour le coolie, le travail fourni ne coûte rien au patron et le fait qu’on trouve ainsi de la main-d’oeuvre « tant qu’on en veut » montre seulement que les difficultés du pêcheur familial professionnel l’amènent à accepter des conditions de travail particulièrement pénibles. Les indépendants, disposant de moyens de production propres (bateau, filet, ...) mais trop restreints pour être efficaces, sont incapables de concurrencer les pêcheries de grande dimension et sont même utilisés par elles.

Si ces éléments permettent de mieux comprendre l’abstention khmère, ils suggèrent que les Vietnamiens sont singulièrement poussés par la nécessité pour entrer dans ce circuit. Les contraintes sont multiples.

Au Vietnam, les communautés villageoises sont traversées par des tensions et des différenciations aiguës, à cause du problème agraire : les habitants les plus riches monopolisent les parcelles communes. Pour échapper à l’appropriation de leurs terres, certains paysans tombent sous la coupe des notabilités, des « féodaux » ou des prêteurs. Si les liens ainsi noués restent dans une large mesure personnels, ils tendent de plus en plus à se monétariser ou, au moins, à s’évaluer en monnaie. Il peut ainsi parfois se créer une main-d’oeuvre « libre » au sens de Marx, c’est-à-dire libérée des anciens liens personnels de dépendance et dépossédée de ses moyens de production.

Certains privilégiés peuvent aussi être tentés de partir. La carrière administrative est l’option la plus valorisée pour satisfaire aux ambitions, mais elle suppose le franchissement d’obstacles multiples : réussite aux concours officiels et appuis politiques pour que le titre se transforme en fonction. Les élus sont rares et les autres tentent leur chance au niveau de la notabilité locale qui joue un rôle fondamental dans la vie sociale des villages. Tout cela alimente une tendance à la création de couches dirigeantes en milieu rural qui, compte-tenu du contexte démographique, ne peuvent pas toujours assurer leur renouvellement sur place.

Il y a donc au Vietnam une main-d’oeuvre libre et aussi une maind’oeuvre temporaire encore liée : certains paysans qui ne sont pas trop endettés se font coolies pour ne pas quitter la terre. Dans ce cas, le salaire est payé au moins en partie d’avance, ce qui est la condition exigée par les créanciers pour laisser partir leur débiteur. La prolongation de la situation finit par inciter à l’émigration. Mais cela n’implique nullement une spécialisation économique aussi étroite. Celle-ci ne s’explique que par les conditions d’accueil qui sont faites aux immigrants au Cambodge.

En effet, le roi, qui a la charge de contrôler l’attribution de la terre aux étrangers, semble manifester certaines réticences. La Reine-Mère, étroitement liée aux événements des années 1840 (protectorat vietnamien et guerre civile), exprime bien la tendance dure ; au Père Lazard qui veut créer une chrétienté a Veal Thom elle déclare

‘Je vous donnerai a vous tout ce que vous désirez ; mais je ne veux pas d’Annamites sur mon royaume. Mettez sur ces terres des Cambodgiens, je serai très heureuse. (Journal du Père Lazard, Rollin 1968, 71)’

Dans des cas identiques, le roi est plus libéral et accorde de nombreuses concessions. En fait, il semble préférer que les Vietnamiens s’installent sous la responsabilité d’une autorité pouvant se faire respecter, car les communautés vietnamiennes s’avèrent difficiles à diriger. En 1866, les habitants du village catholique de Phnom Penh mettent en culture la rive gauche du Tonlé Sap. Le roi, qui veut attribuer ces terres à des Malais, a recours à Doudart de Lagrée pour les récupérer et justifie son geste par l’indiscipline des Vietnamiens

‘Qu’ont-ils fait pour moi  ? Ils ne se regardent même pas comme mes sujets, ne me paient ni impôt personnel, ni impôt sur la terre, ni corvée [...] (AOM Aix 10.129)’

Par la suite, les rapports montrent en de multiples occasions que l’autorité du roi ne s’affirme guère. En 1875, le Résident rapporte que le roi qui a décidé de taxer les Vietnamiens trois ans auparavant  180 n’y parvient pas :

‘Ces immigrants [...] forment des villages qui voudraient ne relever que d’eux-mêmes et dans lesquels l’autorité cambodgienne n’ose souvent pas se présenter. (AOM Aix 13.328 ; 28.01.1875)’

Le roi désigne alors des chefs de village chargés de cette tache, procédé qui n’est pas sans inconvénients car ceux-ci ont tendance à n’en faire qu’a leur tête. Le village vietnamien, placé sous l’autorité de ses notables, réglant en son sein la plupart des affaires, est effectivement un noyau trop dur pour l’administration cambodgienne.

Le résultat est un certain ostracisme. En 1882, Aymonier en voyage sur le haut Mékong, interroge des Vietnamiens

‘Ils répondirent que les mandarins cambodgiens ne voulaient pas leur donner de terre, que pour eux, ils aimeraient mieux faire des rizières ou des cultures diverses que de faire de la pêche ou des coupes de bois. (AOM Aix 10.169 ;23.01.1882)’

On ne peut cependant affirmer que les Vietnamiens sont plus mal traités que les autres étrangers : les Malais, pourtant presque considérés comme régnicoles, ont été déplacés à plusieurs reprises par Ang Duong. La catégorie des « étrangers » est loin d’être homogène et les Vietnamiens semblent bien dans la catégorie intermédiaire des « asiatiques ». Aux frontières du pays, ils sont, bien sûr, des étrangers (Codes II, 262 a.37). A l’intérieur, lorsqu’il s’agit d’interdits à mariage, ils sont dans le même groupe que les Cambodgiens et les Chinois et opposés aux Occidentaux et aux Malais (id, 256, a.13). Il semble même qu’ils soient plus proches des Khmers que les Chinois qui ne doivent par la corvée et ne sont pas recrutés en temps de guerre : en 1861, Mgr Miche écrit de Kampot :

‘[…] tous nos chrétiens ont été continuellement employés, soit à la corvée, soit à l’armée, au point que nos églises étaient presque désertes. (Rollin 1968, II, 6)’

Ces chrétiens sont évidemment des Vietnamiens (cf. infra sur la religion des Khmers) et on les voit même recrutés ici pour une « guerre » contre... le Vietnam 181 .

Si l’attitude du roi et des dignitaires semble assez bien cernée par ces divers déterminants, qu’en est il des paysans ? Il est fort possible que les immigrants n’aient guère prêté attention aux droits, peu matérialisés, des villages. Nombre de récits évoquent même la « fuite » de villages khmers, provoquée par l’installation à proximité de Vietnamiens. Cependant, aucun exemple précis n’est jamais cité et les faits sont souvent rapportés de façon contradictoire : Badens (1886, 162) écrit que les Vietnamiens « occupent le bord des cours d’eau repoussant les Cambodgiens vers l’intérieur »  182 , alors qu’un rapport de 1882 (AOM Aix 10.169) note que les Vietnamiens « en sont réduits à s’établir sur la berge et à se livrer exclusivement à l’industrie de la pêche ».

Au niveau quotidien, on doit constater que la complémentarité l’emporte souvent sur la concurrence. J’ai déjà évoqué (Ch. 5) le cas de paysans louant leurs services à des pêcheurs et gagnant ainsi leur provision de poisson. La fabrication du prahoc est le résultat du travail des pêcheurs et des paysans, qui mènent à bien une préparation très dévoreuse de temps. Les techniques de pêche assez différentes séparent assez nettement les lieux de la pêche familiale et ceux de la pêche industrielle. Même lorsque la généralisation de l’affermage étend le champ d’intervention des pêcheurs professionnels, ceux-ci ménagent les droits des villages. En janvier 1881, une lettre du kralahom (AOM Aix 12.694) rapporte :

‘Les habitants disent que tous les patrons annamites qui font les arroyos les laissent aux habitants du pays dans le mois de Pisak (28 avril au 28 mai).’

La situation porte en germe des conflits. Mais ceux-ci ne prennent d’importance que lorsque l’affermage des pêcheries, devenu systématique et onéreux contraint les pêcheurs à une intensification de l’exploitation. Ce qui était un problème de délimitation devient ainsi un élément d’antagonisme dans les relations inter-ethniques que l’on peut cependant considérer comme secondaire parmi d’autres induits par la « stratégie » des Français.

Notes
178.

C’et ce que note Moura tout et concédant que les barques dont on a voulu accroître la charge utile ne sont pas très stables (1883, II, 404-405).

179.

Phnom Penh - Grand Lac : 0,05 $ par picul en gros ; pour Saïgon - Phnom Penh, j’ai retenu le tarif des Messageries qui était à peu près le double de celui des jonques chinoises.

180.

Il s’agit sans doute de l’impôt de capitation, que Leclère (1894, 265) date de 1870. En 1868, une taxe portant sur les pêcheurs avait été, supprimée à la demande de Moura (AOM Aix 13.328 ; 15.06.1868).

181.

Il faut donc croire que lorsque le roi se plaint (cf. lettre ci-dessus) du fait que les Vietnamiens ne paient pas la corvée, il considère cette abstention comme un abus. Dans ce cas, les Vietnamiens seraient des régnicoles.

182.

Cf. aussi Moura (1883, 7, 453) qui y associe les Chinois. Il faut également noter. que le roi concède souvent des portions de berges, notamment au sud de Banam, qui sont très peu peuplées à cette date.