4. De l’économie au pouvoir ou du pouvoir à l’économie ?

L’Etat cambodgien est donc une pompe à finances efficace. Mais le pouvoir c’est aussi l’art de donner ostensiblement d’une main ce qu’on a prélevé de l’autre. L’utilisation des taxes est aussi révélatrice que leur levée : l’impôt se présente toujours peu ou prou comme la contrepartie d’un service. En pays khmer, on doit distinguer deux circuits, celui des dignitaires et celui du roi. Le premier prend la forme de l’échange direct d’un service contre de l’argent ou des biens. Les agents du roi sont rémunérés à l’occasion de leur intervention et pour elle le paysan paie sa radiation des listes, la discussion de l’assiette de l’impôt, les frais de justice, etc. Certes, ces versements sont souvent jugés excessifs car les services rendus sont bien médiocres : on a vu plus haut ce qu’il fallait penser de la justice, mais la police, elle aussi fort onéreuse, n’est guère plus efficace (infra Ch. 9) ; quant à la défense extérieure, l’inexistence d’une armée permanente fait que les sujets sont sollicités à la moindre occasion. Malgré ces déséquilibres, attribués aux abus des dignitaires, il existe incontestablement l’idée que le paiement du « service public » est une chose normale .

De ce fait, la part du roi, soigneusement isolée et protégée (le paysan paie un supplément pour compenser les pertes dues aux rats, etc.), apparaît comme un extra ayant vocation à satisfaire à des obligations et à des besoins particuliers de la paysannerie, n’ayant que peu à voir avec les problèmes matériels quotidiens. Les dépenses du roi traduisent, dans une certaine mesure, le rôle que les contribuables attribuent à leur souverain.

De ce point de vue, l’examen que l’on peut faire d’un inventaire, malheureusement un peu sommaire, datant de 1887 (AOM Aix 12.623), est fort instructif. Sur 355.000 $, le roi dispose d’une caisse personnelle d’environ 100.000 $. Le reste va à des dépenses de prestige : dons, fêtes et surtout entretien du train de vie du palais royal. Le roi est soucieux de tenir son « rang » et l’administration française se résigne à lui concéder une assez grosse somme. Ce n’est pas de gaieté de cœur : en 1874, Aymonier (AOM Paris a 30 (22) c.13) propose de réduire à 30.000 $ le budget du roi ! Mais sa lettre est accompagnée d’une note critique du « deuxième bureau » :

‘Les Cambodgiens tiennent encore à leur Roi, c’est tout ce qui reste de leur nationalité, de leur passé. Or, un Roi qui vivrait [...] sans faste, sans musique, sans danseuses, sans gardes […] ne serait pas un Roi comme on l’entend dans ce pays.’

Cette remarque semble pertinente : en 1887 le roi a déjà dû réduire son train de vie, car il a cédé les droits de douanes, l’opium et l’alcool, qui lui rapportaient au moins 150.000 $. Le Protectorat fait mine d’être surpris de trouver le roi réticent pour financer certains projets ou payer ses dignitaires :

‘Cet homme, autrefois si généreux et facile à diriger, est devenu un avare qui n’entend plus raison lorsqu’on lui parle d’une réforme qui rognerait ses revenus. (AOM Paris A 20 (27) c.6 ; 1888)’

C’est que le roi a déjà procédé à des coupes franches dans ses dépenses, notamment dans les dons qu’il faisait aux dignitaires et aux membres de la famille royale. Par la même occasion il a accepté de facto de sacrifier des alliances importantes, afin de pouvoir conserver ce qui lui semblait essentiel, un train de vie qui donne de lui une image brillante. Le Protectorat, plus lucide qu’on ne pense, a parfaitement conscience de cette nécessité : alors qu’au Vietnam, une action administrative, économique et sociale vigoureuse va de pair avec l’effacement de l’empereur, elle ne serait pas opportune au Cambodge où la politique repose sur le maintien de la place du roi. La différence entre les deux politiques apparaît nettement au niveau financier en 1913, la cour et la famille royale reçoivent 460.000 $ au Cambodge et seulement 200.000 $ en Annam !

Cette position particulière du roi khmer éclaire les difficultés des tentatives faites au cours de la première partie pour identifier les fondements du pouvoir que l’on peut résumer brièvement.

La différenciation ethnique est un élément de la stratégie royale, permettant la dissociation de la puissance économique et financière et de l’influence politique. Mais il s’agit là d’un instrument, qui agit à la fois comme générateur de tensions (entre ethnies) et atténuateur (au sein de l’ethnie khmère). La différenciation ethnique est un moyen efficace d’assurer l’autorité, mais elle n’en est pas la source : pour s’imposer aux « étrangers », le roi doit recevoir délégation de pouvoir de l’ethnie khmère. Faute de représenter les Khmers et d’avoir autorité sur eux, le souverain risque fort de voir les ethnies étrangères rentrer dans les circuits politiques.

Une interprétation fondée sur les liens de dépendance personnelle ne peut être retenue. Sans nier l’importance concrète de ces liens, il est clair qu’ils ne s’intègrent pas dans un système pyramidal centralisé dont ils seraient la base et le roi le sommet et où les dignitaires auraient un rôle intermédiaire grâce à leur autorité personnelle. Les mandarins sont inséparables de leur fonction ; c’est elle qui leur permet d’utiliser à leur profit des prérogatives qui sont fondamentalement d’ordre public lever les corvéables, les organiser en « force ». Quant à « l’esclavage domestique », il est le produit de l’action publique (l’exercice de la justice) et apparaît comme un mécanisme connexe, à la fois indispensable, à cause de la dégradation de l’Etat, et déséquilibrant potentiellement, et donc étroitement contrôlé. De ce fait, au lieu de former l’assise d’une autorité autonome, « l’esclavage domestique » se trouve de fait polarisé par le pouvoir : ce sont les dignitaires, en raison de leur place et de leur fonction, qui sont entourés « d’esclaves domestiques ».

L’approche du lien unissant le roi au paysan khmer par le biais du droit « éminent » de propriété s’avère également décevante. Du strict point de vue juridique, le partage effectué dans la pratique entre le roi et les villageois est loin d’être défavorable à ceux-ci, qui disposent de fait de plus de terres qu’ils n’en peuvent ou veulent cultiver. Cette observation est plus que confirmée si l’on prend en compte, au lieu de la propriété « juridique », la « propriété réelle »  186  : le paysan dispose de ses moyens de production, organise son activité comme il l’entend au sein de la famille et du village. L’envoyé du roi n’est même pas présent lors de la récolte, se contentant de « piller », parfois plusieurs mois après, les greniers. Il serait donc fort discutable de prétendre que le roi du Cambodge tirât son autorité d’une intervention matérielle au niveau de la production.

Ces diverses voies d’explication sont sans doute incomplètement explorées, mais cela ne suffit pas à expliquer leur inadaptation face au mode de fonctionnement du pouvoir au Cambodge. En effet, si on se fie aux manques de ces premières approches, ils révèlent surtout une prise en compte fondamentalement incorrecte des phénomènes idéologiques qui, bien qu’ils apparaissent fréquemment à titre descriptif, ne sont pas intégrés à l’instrument d’analyse.

Notes
186.

Cf. par exemple La définition de Bettelheim « Le pouvoir d’affecter les objets sur lesquels elle porte, et tout particulièrement les moyens de production, à des utilisations données et à disposer des produits obtenus à l’aide de ces moyens de production ».