1. Le « réel » et ses représentations

En effet, chemin faisant, on a vu se dessiner progressivement la place très particulière de la royauté dans l’économie, caractérisée par un important décalage entre les flux symboliques et les flux réels. On voit ainsi le roi manifester une indéniable prétention à être à l’origine de tout (création du sol et droit de propriété éminent), sans matérialiser aucunement son autorité au niveau du procès de production lui-même. De même, s’il est vrai que les taxes perçues ne sont pas seulement symboliques, les plus ostentatoires ne sont pas les plus lourdes et la fiscalité frappe les Khmers à travers les étrangers et le commerce. L’action bienfaitrice du roi, manifestée d’une certaine façon par son budget, est principalement la distribution de signes , d’où la nécessité d’explorer le domaine de l’idéologie.

Avant de procéder à cette nouvelle investigation, il convient de la situer correctement au sein d’une démarche méthodologique cohérente, tenant compte de ce qui est déjà acquis. Le point essentiel est que l’approche « objective » de la première partie, fondée sur des « faits » matériels, ne peut être vraiment générale, car elle ne représente pas de façon correcte la relation de l’homme à son milieu (son monde). En effet, cette relation est conditionnée par une médiation : l’homme ne réagit pas à des situations, mais à la perception qu’il en a. Ce problème a longuement été traité d’un point de vue philosophique, mais il ne s’agit ici que de définir des grandes lignes trouvant une application directe en matière sociale. Pour percevoir le monde, l’homme dispose d’un certain nombre de connaissances, qui lui permettent, lorsqu’il agit, de parvenir au résultat souhaité. Ces connaissances, plus ou moins exactes, sont toujours incomplètes. Au-delà de leur domaine, l’homme rentre dans l’incertain. L’existence de cet univers où il perd sa capacité d’intervention pour être le jouet de forces inconnues est une source d’insécurisation fondamentale. Pour combattre cette sensation, il est amené à représenter cet univers, et faute de pouvoir la connaître, il va lui prêter des formes illusoires (Freud 1948).

Ces illusions ne sont pas que des idées, elles ont des effets matériels  : pour elles, on sacrifiera un homme, un troupeau, on conférera un pouvoir absolu à certains hommes, on multipliera les interdits... Cette efficacité des illusions a en particulier une conséquence importante : toute illusion est capable de se matérialiser et donc de produire les moyens-mêmes de sa perpétuation en modifiant le « réel ». Voici par exemple les souverains angkoriens, armés de leur cosmogonie, s’apprêtant à édifier une cité hydraulique. B.P. Groslier montre que les « exigences du rituel » se sont imposées par l’orientation Est-Ouest des bassins. Dans de nombreux cas, ces exigences ont pu « se combiner facilement avec les nécessités de l’ingénieur ». Dans d’autres, il a fallu faire des prodiges techniques. Dans d’autres enfin, les lois de la physique s’imposaient et il a fallu, sinon modifier le rituel, tout au moins en faire une exégèse particulière : l’illusion rencontrait ici ces limites.

Mais cet exemple, s’il met bien en évidence la transformation d’une illusion en réalité, doit être considéré comme simplificateur : la preuve de l’illusion était facile à faire, puisque le rituel ne pouvait faire circuler l’eau au mépris des lois de la gravité. Dans les phénomènes sociaux, il en est tout autrement : il n’y a pas une « réalité » extérieure qui s’opposerait aux représentations, ou, plus exactement, cette réalité est si diffuse (dans le temps et dans l’espace), a des lois si élastiques que la preuve de l’erreur n’est jamais opposable de façon certaine  187 . En effet l’organisation sociale repose sur des valeurs qui sont des postulats, avec ce que cela implique d’arbitraire, mais surtout d’incertitude : aux limites de la connaissance, la critique perd de sa force, se dilue ; un postulat sensé est admis ou récusé. Ensuite, de la même façon qu’on ne peut parler d’une opposition nature-culture (ayant valeur opératoire), on ne peut distinguer illusion et réalité, puisqu’il existe des effets évidents de l’illusion et que ceux-ci sont difficilement réfutables. « L’abêtissement » et la « paresse » de l’esclave, qui justifient la supériorité du maître, sont bien réels, puisqu’ils sont le produit de l’esclavage. La connaissance imparfaite du phénomène permet le développement d’une idéologie le justifiant.

A partir de là, on peut comprendre les vices fondamentaux des approches communes menées en termes d’infra et super-structure : en assimilant ce qui est matériel à l’infra-structure, on génère une forte dissociation entre la « réalité » et ses représentations, et on se trouve incapable d’intégrer l’efficace de celles-ci sur les pratiques.

Pourtant, il ne faudrait pas conclure de cette critique qu’il suffit de renverser le schéma mécaniste, ni qu’il faut lui substituer une pseudo-dialectique ou tout détermine tout dans la confusion la plus totale.

En effet, il existe bien au sein des rapports sociaux plusieurs niveaux qui se distinguent par leur position, leur influence au sein de l’ensemble. Certains commandent de multiples mécanismes, génèrent les principales lois, assurent les grandes régulations et sont souvent peu sensibles aux « effets en retour ». D’autres niveaux ne sont que des produits de déterminations multiples, dont ils sont la condensation ; ils sont souvent plus éphémères, puisque amenés à disparaître avec un seul de leurs facteurs générateurs. Faute de reconnaître cette différence entre une infra et une super-structure, on ne peut que tomber dans l’indéterminisme. La représentation topologique n’est donc pas fausse, à la condition de ne pas être amalgamée avec d’autres schémas idéologiques qui ne peuvent qu’exceptionnellement coïncider avec elle.

Une problématique correcte doit donc éviter de séparer les formes de manifestation du pouvoir des schémas de représentation dans lesquels elles s’insèrent. Cette règle reste trop générale pour qu’on puisse envisager son application particulière sans transformation profonde d’une étude dont la finalité n’est pas principalement méthodologique. Aussi ne trouvera-t-on pas dans ce qui suit une chaîne déductive rigoureuse, reliant les déterminations les plus abstraites aux « faits concrets », mais seulement une mise en perspective. Pour réaliser cet éclairage particulier, la place des phénomènes idéologiques est étudiée de façon moins abstraite dans le cadre du mode de production asiatique.

Notes
187.

Le problème est présenté ici sous le seul aspect, non décisif en science sociales, de la prise de conscience. Mais la disparition de l’illusion suppose bien autre chose : un groupe social capable de faire prévaloir la connaissance nouvelle.