2.1. Marx et le MPA

Marx n’a jamais traité spécifiquement du MPA : il a de bonnes connaissances (surtout pour l’époque), notamment sur l’Inde et la Chine, mais il ne les utilise que pour mettre en évidence certaines caractéristiques, principalement idéologiques, du capitalisme, ou encore éclairer le passage du féodalisme au capitalisme, mouvement historique décisif auquel il oppose la stagnation orientale. Marx ne fournit donc que des schémas, à la fois très condensés et très partiels, souvent contaminés par la masse des résultats qu’il a tirés de son étude du capitalisme. Ceci n’empêche pas d’ailleurs que l’on retrouve des notes sur le MPA tout au long de son oeuvre, ce qui a été pourtant longtemps nié par une tradition post-stalinienne qui ne voulait reconnaître le MPA que du bout des lèvres  188 . Les notes tardives ne sont pas les plus intéressantes : elles reproduisent des idées émises bien antérieurement. L’exposé le plus systématique date de 1857-58 le MPA est intégré à un schéma général de l’évolution des sociétés humaines. Ce texte, l’un des plus importants de Marx sur le thème des modes de production est incompréhensible si on supprime le MPA : celui-ci n’est pas considéré comme une « annexe » mais comme une alternative à part entière.

Les « Formes qui précèdent la production capitaliste »  189 se proposent d’étudier la façon dont se réalise la « séparation du travail libre d’avec les conditions objectives de sa réalisation » (1858, 180) ; cette plongée dans le passé à la recherche d’un élément décisif du capitalisme se fait ici au niveau des formes de la relation existant entre les hommes et leur principal moyen de production, la terre. Trois modèles sont présentés et traités symétriquement : le premier décrit le passage de la communauté primitive au MPA, le deuxième la communauté antique et le troisième la communauté germanique. L’analyse de Marx porte sur les relations établies entre trois pôles fondamentaux l’individu, cet objet du capitalisme dont Marx recherche l’origine, la communauté et la terre, « le grand laboratoire, l’arsenal ». A cela s’ajoutent des considérations sur la signification des formes urbaines. L’idée dominante du texte est que l’autonomisation prononcée de l’individu dans les modes d’organisation antique et germanique donne à ces deux types de sociétés un dynamisme particulier. Dans la commune germanique, la communauté est une réunion d’individus, y participant activement, et non une organisation, une entité (Einheit) séparée de ses membres :

‘La communauté apparaît comme une réunion, non comme une organisation unitaire, comme une union reposant sur un accord, dont les sujets autonomes sont les propriétaires ruraux, et non comme une unité [Einheit].[...] Afin que la communauté accède à l’existence réelle, les propriétaires ruraux libres doivent tenir une assemblée [...]. (1858, 191).’

Dans le modèle antique, au contraire, l’entité commune se matérialise en un Etat, autonomisé sous la forme de la cité. Il existe une double relation de l’individu, a la communauté et au sol, à laquelle correspondent deux formes de propriété :

une relation directe de l’individu à une portion du sol, lui donnant le statut de membre de la communauté ;

ce statut, qui matérialise l’union du groupe, permet aussi d’en assurer la pérennité sous la forme de la défense, contre l’extérieur, de l’ager publicus distinct de la propriété privée.

‘La propriété de l’homme sur son propre travail est médiatisée par sa propriété sur la condition de travail l’arpent de terre, garanti de son côté par l’existence de la communauté et celle-ci à son tour par le surtravail des membres de la communauté, sous forme de service guerrier, etc. (id, 187).’

Le MPA (ou la communauté primitive) est présenté de façon antithétique à la forme germanique l’individu n’existe pas sans la communauté qui n’apparaît pas

‘comme résultat, mais comme présupposé de l’appropriation (temporaire) et de l’utilisation collective du sol. (id, 182)’

La prééminence (préexistence) de la communauté se traduit alors par un phénomène idéologique : l’appropriation du sol naîtrait de l’existence de la communauté et non de l’activité personnelle de ses membres. Les individus « se comportent naïvement » à l’égard de la terre « en la considérant comme la propriété de l’entité communautaire [...] » (id, 182). Plus précisément d’ailleurs, la distinction individu/communauté n’étant pas reconnue, l’appropriation du sol ne paraît pas pouvoir être considérée comme le produit de l’action humaine

‘Chaque particulier se comporte également en membre de cette collectivité, en propriétaire ou en possesseur. L’appropriation réelle par le procès de travail s’effectue sur la base de ces présuppositions qui ne sont pas elles-mêmes leproduitdu travail mais apparaissent comme ses présuppositions naturelles ou divines(id, 183).’

Ce décalage entre la réalité communautaire et son image est essentiel : il contient en germe la possibilité de servir de lieu d’insertion à un pouvoir qui s’emparerait de l’image communautaire.

‘Cette forme, qui repose sur le même rapport fondamental, peut se réaliser elle-même de manière très différente. Par exemple rien en-elle ne s’oppose à ce que, comme dans la plupart des formes asiatiques fondamentales, l’unité d’ensemble qui est placée au-dessus de toutes ces petites entités communautaires apparaisse comme le propriétaire supérieur ou le propriétaire, les communautés réelles n’apparaissant par suite que comme possesseurs héréditaires. (id, 183)’

Ce passage n’est pas automatique et les mécanismes de substitution ne sont pas évoqués. Quoi qu’il en soit, s’il se produit, on se trouve dans une situation particulière, où la propriété apparaît pour l’individu,

‘comme médiatisée par le renoncement de l’unité d’ensemble (qui est réalisée dans la personne du despote, père des nombreuses entités communautaires) en faveur de l’individu séparé, par la médiation de la communauté particulière. (id)’

Il n’y a alors rien de surprenant à ce que le surproduit semble appartenir « de lui-même à cette unité suprême », comme le prix du « renoncement » de celle-ci. De même, l’unité d’ensemble a toujours un double caractère, réel et fantasmatique, comme dans les travaux communs accomplis,

‘à la gloire de l’unité, pour une part du despote réel, pour une part de l’entité tribale imaginaire, le Dieu. (id, 184)’

Cette confusion permet au despote d’être la communauté et de s’en attribuer les produits spécifiques, comme ceux issus de la coopération simple.

‘Les conditions collectives de l’appropriation réelle par le travail, les canaux d’irrigation très importants chez les peuples asiatiques, les moyens de comunication, etc., apparaissent alors (souligné par moi M.C.) comme l’oeuvre de l’unité supérieure [...] (id, 184)’

Il est remarquable que les grands travaux, cet élément généralement considéré comme le fondement des sociétés « asiatiques », ne soient mentionnés qu’ in fine . Ce placement parfaitement logique montre pourquoi l’analyse « économiste » ne peut pas servir pour le MPA : elle s’attache aux formes matérielles qui sont, dans ce cas, la réalisation d’une idéalité et non son fondement. La « réalité » n’est donc pas là où le « matérialisme » vulgaire croit qu’elle est et le renversement est d’importance : il permet en particulier de comprendre pourquoi certaines sociétés asiatiques survivent dans leurs caractéristiques fondamentales alors que leur « base » matérielle est détruite. Pour ce faire, il faut préciser la composante initiale du MPA, l’existence de communautés caractérisées par un mode d’insertion particulier des individus.

Notes
188.

Cf. par exemple l’autocritique de M. Godelier (1973).

189.

Toutes les références sont tirées de la traduction de Godelier (1973), qui est beaucoup plus rigoureuse que celle de R. Dangeville (1968).