2.2. L’individualisation de l’homme et la communauté

Cette approche de Marx n’est pas sans hésitations : il revient périodiquement sur les mêmes problèmes pour mieux en restituer le sens et préciser certaines formulations. Ce caractère de produit en construction n’est pas surprenant si l’on considère l’ampleur du champ de recherche abordé : Marx construit en quelques pages l’esquisse d’un vaste mouvement historique que l’on peut représenter à partir de la schématisation de F. Tokei (1966). La communauté antique serait un stade (pas nécessairement historique) intermédiaire entre le MPA (ou la communauté primitive) où l’accès au sol suppose l’appartenance préalable à la communauté, et la communauté germanique qui fonctionne selon le principe inverse.

L’erreur de Tokei est de suggérer qu’il y a là un schéma de développement historique , alors que Marx ne fait qu’effectuer un repérage théorique . Sa démarche est généalogique : elle part du produit final, l’individu « libre », et s’efforce de préciser les étapes progressives, mais pas nécessairement successives (il peut y avoir des « raccourcis »). Surtout, l’individualisation n’est pas la dynamique de l’histoire, même si elle joue un certain rôle, par exemple en ouvrant à l’action des individus des champs sans cesse plus étendus. C’est le cas lorsque des progrès dans les techniques de production autorisent, mais n’impliquent pas nécessairement, le changement des modes d’organisation productive ou sociale : des groupes nouveaux, souvent plus restreints, clans, familles, créent des interférences avec le champ communautaire préexistant, le parcellisant et le dépassant tout à la fois. Les combinaisons nouvelles qui résultent des divisions internes, comme de l’ouverture sur l’extérieur par des liens extra-communautaires, tendent à entrer en contradiction avec les procès collectifs de production dont ils amorcent la destruction, annonçant la mise en cause de leurs supports, qui sont les modes communautaires d’accès au sol.

Les communautés antiques manifestent déjà sous une forme particulière l’existence de ces tensions, mais la communauté de type « archaïque » sur laquelle repose le MPA n’atteint un très haut degré de désagrégation que dans les communautés germaniques.

Dans ce qui suit l’ensemble du schéma ne fera pas l’objet d’un traitement systématique, mais il sera présent par le biais de ses principaux axes :

- l’indissociation individu/communauté, dont les formes seront précisées au chapitre 10, qui pose des problèmes particuliers à l’union d’une paysannerie dont l’unité sociologique et culturelle est pourtant très forte ;

- les formes particulières d’instabilité des Etats « asiatiques », qui contrastent avec l’immobilisme des sociétés (Ch. 9) ;

- le mode d’insertion particulier du pouvoir dans l’idéologie, né de la représentation fantasmatique que la communauté a d’elle-même (Ch. 8).