1. L’univers religieux des khmers  190

L’étude de la religion cambodgienne, plus que toute autre, a souffert de biais systématiques. Les administrateurs, influencés par le rituel royal et conscients de l’énorme influence du bouddhisme, ont ignoré les pratiques populaires. Mis en présence de certains rites spectaculaires, ils les rapportèrent brièvement en insistant surtout sur leur barbarie  191 . Le fait que les révoltés prétendant au trône se paraient de pouvoirs magiques était un motif supplémentaire pour considérer les rites villageois comme un charlatanisme dangereux. Au contraire, le bouddhisme, par les pratiques rigoureuses de ses moines, forçait le respect et apparaissait comme un instrument de l’ordre public. C’est dans cet esprit que - à partir de 1916 - le Protectorat se livre à une politique délibérée d’organisation de la communauté des moines (le Sangha) qui est centralisée et hiérarchisée (Forest, 1978). La création d’une Ecole de Pâli destinée à améliorer les connaissances religieuses des moines (et à faire pièce aux écoles de Bangkok) aboutit paradoxalement à renforcer les illusions existant sur la religion des Khmers que les scientifiques et les religieux tentent d’apprécier par le biais d’une approche « théologique » (dogmatique au sens propre). L’évidente impossibilité qu’ils ont d’assurer une cohérence doctrinale aux pratiques populaires les conduit à considérer celles-ci comme des « impuretés » et à les laisser dans l’oubli.

C’est l’un des mérites d’Evelyne Porée-Maspero d’avoir donné une vision plus réaliste de la religion des Khmers.

‘La religion des Cambodgiens n’est pas le bouddhisme tel qu’il se dégage des descriptions orthodoxes. Elle est cela, mais elle est aussi la survivance des religions, indiennes ou non, qui se sont succédé au Cambodge, d’une multitude de coutumes qui se sont perpétuées parce qu’ainsi faisaient « les Vieux ». Elle peuple le monde de dieux aux noms brahmaniques, de génies aux dénominations bizarres, de fantômes. (1954, 619)’

On a trop souvent réduit le rôle du bouddhisme à une influence « psychologique » démoralisatrice qui aurait causé la déchéance du peuple khmer. C’était méconnaître le syncrétisme religieux cambodgien ou le considérer comme un fait, alors qu’il est une question nécessitant l’étude de pratiques

Notes
190.

Sur le bouddhisme, l’étude de fond est celle de Leclère (1899, a), que l’on peut compléter, sur les problèmes de doctrine par « Présence du Bouddhisme » (Numéro spécial de France-Asie n° 153-157, t. XVI, fev.-juin 1959), sur l’organisation du clergé par Martini F. (1949). Sur les rites agraires cf. E. Porée­Maspero (1962-69) que je désignerai dans le texte de façon abrégée : Rites agraires. Pour les aspects sociologiques on se reportera à G. Martel (1973, p. 221-264) et, avec les réserves d’usage, à l’excellente étude sur le Laos de G. Condominas (1968).

191.

Aymonier rapporte que « jusque vers le milieu de ce XIXe siècle, des émissaires royaux parcouraient incognito les campagnes égorgeaient subrepticement les jeunes gens dont ils enlevaient le fiel [...]. Des hommes étaient écrasés vivants sous les portes de toute enceinte fortifiée dont ils devenaient les génies protecteurs » (Aymonier 1900 t.1, p.54).