1.1. Une apparente dualité : bouddhisme et animisme

Les minorités ethniques ne sont généralement pas bouddhistes : les Chams sont musulmans, les Vietnamiens catholiques/ taoïstes/ animistes, les « montagnards » animistes. Seuls les Chinois suivent parfois l’interprétation mahayaniste du bouddhisme  192 . Les Khmers suivent tous des préceptes inspirés par le bouddhisme cinghalais dit « Theravada »  193 qui, au Cambodge, s’est substitué au bouddhisme « Mahayana » dont on trouve la trace à partir du VII siècle A.D. et qui avait atteint son plus grand rayonnement sous le règne de Jayavarman VII qui régna de 1181 à 1218 A.D.

Les aspects auxquels s’attache surtout le paysan khmer concernent la conception de l’existence : chaque vie humaine (ou animale) n’est qu’un épisode dans un cycle de renaissances qui ne peut être interrompu que par l’entrée dans le nirvana. Le cycle des renaissances est commandé par le kam (sanscrit : karma), qui est l’ensemble des actes bons ou mauvais accomplis dans les vies antérieures. De la « qualité » du kam dépend la forme de la vie future : animale, humaine, voire démoniaque. Par ailleurs, le paysan a une conscience aiguë de l’impermanence des choses résultant des désirs de l’homme qui le poussent à agir et à déséquilibrer un ordre instable. Abolir le désir, et pour cela respecter une règle (La Loi Bouddhique, le Dharma(sk) ) est donc une exigence fondamentale. Le paysan n’envisage que rarement l’éventualité d’abolir totalement le désir et de mettre fin ainsi au cycle des renaissances en atteignant le nirvana. Il s’assigne l’objectif plus modeste d’améliorer ses vies futures . Pour cela, il doit observer une discipline personnelle et acquérir des mérites. Il devient (provisoirement) bonze (bikkhu) ou plus simplement honore le sangha (approximativement clergé, ou mieux, communauté des moines), en organisant des fêtes ou des cérémonies ou en faisant des dons aux moines. Les occasions ne manquent pas puisque les bonzes, qui ont renoncé au monde en se faisant mendiants, n’ont aucune ressource et vont chaque matin quêter leur nourriture. L’état d’esprit bouddhique imprègne très fortement la collectivité khmère et les moines sont associés à toutes les cérémonies ; de ce fait, nombre d’entre elles sont devenues bouddhiques, alors qu’elles Étaient animistes au départ  194 . L’héritage brahmanique a joué un rôle de transition entre le bouddhisme, dont il forme le fond cosmogonique, et l’univers des génies auxquels il a apporté ses légendes, son panthéon et plus généralement ses créatures magiques  195 . Ces dieux et demi-dieux se sont intégrés au monde des génies déjà très peuplé dans lequel le paysan a conscience d’évoluer. Tous les phénomènes naturels sont provoqués par des êtres mythiques : le vent par « un grand serpent couleur de cendre » dont il faut couper la queue en frappant l’air avec un couteau (Rites Agraires, p. 1), les pluies par le naga ou l’éléphant blanc qui est justement la monture d’Indra, divinité brahmanique. Mais le monde des génies est avant tout celui des Ancêtres et des esprits du lieu  196 .

Les Ancêtres, s’ils ne constituent pas le fond de la religion comme au Vietnam, sont cependant fréquemment honorés à l’occasion des cérémonies importantes qui marquent les grands changements survenus dans la vie des membres de la famille construction d’une maison neuve, mariage, ordination, etc. Une invocation spéciale, dont les tournures soulignent l’humilité du demandeur, est alors faite aux ancêtres « Messieurs les Ancêtres, nous vous invitons à prendre la nourriture ». Plus encore, une fête annuelle appelée communément Fête des Morts  197 leur est consacrée. Au mois d’août-septembre (quinzaine sombre du 10° mois), les morts sont censés être libérés par leur gardien (Yama) pour se mêler aux vivants. On rassemble alors des gâteaux à base de riz gluant, qui doivent leur servir de nourriture et dont on offre une part aux moines. A la fin de la fête, quelques gâteaux sont chargés sur de petits radeaux et abandonnés au fil de l’eau pour inciter les Ancêtres à regagner leur demeure habituelle (G. Martel 1963, 238) ou sont dispersés dans les rizières pour en stimuler la fécondité (Rites Agraires, ch. VIII).

Le sol est symbolisé par deux divinités preah thorani (l’Auguste Terre) et Krong pali (le Roi Bali). Toute modification de l’occupation du sol - défrichement, érection d’une maison - nécessite « l’autorisation » de ces divinités : en pratique, on recourt à des spécialistes pouvant déterminer les jours propices et la position du naga  198 .

Les Ancêtres ou les divinités du sol sont des êtres dangereux, à traiter avec précautions, mais ils sont moins redoutés que les arak et neak ta, qui sont beaucoup plus capricieux. Ces génies, qui sont les gardiens du territoire, sont matérialisés par des arbres, des rochers, ou encore par des petites maisons qui leur sont édifiées. Ils ne sont pas malfaisants a priori, mais, attachés au sol, ils peuvent être offensés par l’activité des villageois qui ne peuvent pas éviter de commettre des « erreurs ». Dans ce cas, les cérémonies habituelles où l’achar  199 , parlant à la place du neak ta assure le village de sa bienveillance, peuvent être insuffisantes. Il faut alors faire intervenir un intermédiaire qui communiquera directement la volonté de l’esprit : au cours d’une fête nocturne, un ou plusieurs médiums (rup neak ta, images du neak ta) sont possédés par l’esprit qui s’exprime par leur bouche. Instables, inspirant une crainte respectueuse, les neak ta symbolisent évidemment les caprices de la nature qui atteignent les récoltes, les animaux ou les hommes. Si on ne manque pas de les associer aux rites agraires, leur culte n’est pas nécessairement cyclique. La mort (subite) est attribuée à d’autres esprits, ceux des suicidés, des femmes mortes en couches, etc., qui sont considérés comme purement malfaisants et que l’on ne peut éloigner que par un rituel spécifique et très complexe.

La conception bouddhiste de l’existence n’est guère sécurisante. Contrairement à ce qu’on a souvent dit, le bouddhisme n’est pas une religion de « masses », où se dissoudraient les individualités, non plus qu’un fatalisme simpliste. Le kam pèse lourdement sur la vie présente, mais il est toujours possible de renverser le cours du destin. Celui-ci est d’ailleurs fort capricieux et n’offre jamais de certitudes. Contrairement au brahmanisme qui fixe des places intangibles dès la naissance, le bouddhisme offre à tous des chances de salut : il suffit pour cela d’accumuler les « mérites », et cet aspect de la religion est sûrement celui qui est le plus présent à l’esprit du paysan et qui conditionne le plus directement ses actes. Succession d’actions individuelles insérées dans un cadre moral général et ordonnées autour du monastère, autant pratique que vécu, tel est le bouddhisme khmer.

Notes
192.

Toutes les religions sont profondément transformées par le contexte généralement désigné par « animiste » existant. L’amalgame le plus complexe est celui des Vietnamiens :

La magie, avec ses pratiques barbares ou ridicules, se mêle aux actes religieux les plus nobles. Le Bouddhisme voisine avec le Taoïsme, sur un fond de croyances animistes Et cette diversité objective se complique encore d’une foule de pratiques locales [...] (L. Cadière in G. Maspero, 1929, 1, 215)

Le caodaïsme a prétention à cette synthèse en une religion unique.

193.

Theravada : « Doctrine ou opinion des anciens » ; cette désignation remplace celle d’ « hinayana » - Petit Véhicule, Moyen inférieur de progression -, qui était péjorative en regard de celle de « Mahayana » - Grand Véhicule -, que s’attribuait l’autre grand courant du bouddhisme.

194.

C’est le cas des fêtes du Nouvel An auxquelles on a donné une interprétation bouddhique bien qu’elles correspondent rituellement à des traditions animistes, cf. infra.

195.

Aymonier (1900, 52) notait déjà : « La transition est insensible du culte de ces divinités (brahmaniques) à celui, infiniment plus populaire, du génies locaux ».

196.

Selon la jolie expression de Thioum Thiounn (1952, p.88), « C’et le lieu lui-même qui est Dieu ».

197.

Littéralement, le nom de la fête signifie « rassemblement du ben » ; les ben sont des gâteaux à la composition particulière fabriqués spécialement et en grande quantité pour cette fête.

198.

Martel (1963, 240) cite le cas d’un villageois qui attribue la maladie de sa femme à la mauvaise implantation d’un grenier et procède sur le champ à sa démolition.

199.

Officiant laïc, cf. infra.