1.3. La collectivité et le monastère

Le vat (monastère), si on se réfère à l’ordre chronologique de son édification, est avant tout la résidence des bonzes. Dans le cas – fréquent - où les moyens financiers de la communauté villageoise sont restreints, on commence par construire les corps de bâtiment qui abritent les moines . Dès que ceux-ci les occupent, le monastère  201 commence à fonctionner. La seconde tranche de la construction sera la sala, tout à la fois abri pour les voyageurs, lieu de rassemblement et de fête. Alors seulement on édifiera le temple proprement dit (vihear sanctuaire ; c’est le bâtiment qu’on appelle aussi pagode). Ce dernier, s’il n’a pas la priorité chronologique, recevra tous les soins qui témoigneront de la ferveur des fidèles (matériaux nobles, décoration, portes sculptées, architecture raffinée). On voit que les multiples vocations du monastère sont inscrites dans sa constitution même.

Les enfants (garçons) fréquentent tous de façon plus ou moins constante le vat dès l’âge de 10 ans, soit comme novices (samne) astreints à une règle atténuée, soit seulement comme élèves. Ils reçoivent des bonzes une éducation sommaire : ils apprennent la lecture et l’écriture, quelques prières et méditent sur les Codes de Conduite (chbap). Souvent les moines connaissent des techniques de travail artisanal (travail du bois, décoration religieuse...) et les transmettent aux jeunes gens  202 . Le volume de cet enseignement reste fort restreint au XIXe siècle, mais cela n’est pas surprenant puisque le but du séjour au vat n’est pas d’acquérir des connaissances mais de former la personnalité des jeunes gens.

L’entrée et le séjour au monastère sont placés sous le signe de la collectivité ; vis-à-vis de la famille, l’entrée au monastère signifie, plus encore que le mariage, l’instauration de rapports nouveaux. Pour des raisons de prestige social et par conviction religieuse, les parents attendent de leurs enfants qu’ils deviennent bonzes. En cédant le plus souvent à leurs instances, le jeune homme, jusque-là débiteur de ses parents, devient tout-à-coup membre à part entière de la vie familiale : certes il participait déjà aux travaux et aux fêtes, mais en entrant dans les ordres, il devient une source autonome de mérites dont il fait bénéficier tous ses proches et la collectivité toute entière. Aymonier a bien souligné ce point (1874, 29) :

‘Dès l’âge de 12 ans, les enfants peuvent prendre l’habit et observer certaines prescriptions, afin, disent les Cambodgiens, de payer par les mérites qu’ils acquièrent, la dette de reconnaissance contractée envers leur mère. [...]. A vingt et un ans, pour acquitter la même dette envers le père, ils entrent dans les ordres […].’

L’entrée au vat est donc une rupture avec un ancien état de dépendance, puisque le jeune homme, ayant payé ses dettes morales, se trouve à même de diriger lui-même son existence. Cet aspect de rupture à caractère initiatique apparaît bien dans la création de liens spécifiques avec ceux qui ont présidé à l’ordination et avec le maître spirituel, qui conservera toujours une grande influence sur ses anciens disciples. On trouve une bonne illustration de cela dans une déclaration du Roi Norodom à Doudart de Lagrée (Amiral Gouverneur à Marine 28.0l.1864, AOM Paris A (30) 6, c.l0) :

‘Le roi de Siam veut m’avoir à Compot, parce qu’il veut essayer d’agir sur moi par l’influence religieuse : c’est lui qui, à Bangkok, m’a revêtu de l’habit de bonze ; je suis son filleul en religion et c’est un lien puissant dans nos deux pays [...].’

Cette initiation a un contenu éducatif particulièrement riche. Au monde de l’enfance, qui est celui des interdits ou des limites plus ou moins arbitraires du monde réel ou de son image (le monde des génies), se substitue l’exercice d’une volonté à travers une discipline librement consentie. La règle, plus facilement admise lorsqu’elle est acceptée et vécue collectivement, mais aussi les chbap, prennent alors une valeur et signification particulières. La vie au monastère matérialise d’une façon évidente les liens étroits qui existent entre les tabous (moraux) et leur contrepartie : le respect considérable dû au bonze par toute la société, les parents, les plus hauts dignitaires et même le roi.

On voit sans peine les conclusions philosophiques et sociologiques que le moine peut tirer de cette expérience quant à la supériorité de la vertu et à son importance pour la vie collective. Plus encore, la vie monastique elle-même est riche de sens : elle montre qu’il est possible de réaliser entre les hommes une entente constante et une unité réelle, ce qu’on ne parvient pas à faire dans le monde où la lutte contre la nature crée trop de sources d’impermanence. La vie monacale - hors du monde - peut servir de modèle, d’image mythique d’une communauté idéale où règnent le respect mutuel et l’absence de toute hiérarchie autre que celle du « mérite »  203 . Pour que la vie villageoise se rapproche de cet idéal de perfection, il faut que celui-ci soit constamment présent grâce à une communauté de moines vivante. Enfin, le monastère conforte l’idée très importante que chacun, en recherchant son salut individuel, contribue à la création d’un optimum collectif grâce à une production de mérites formant une spirale qui s’élargit sans cesse au profit du récipiendaire comme du donataire. Cette impression se prolonge lorsque le bonze retourne dans le monde : son séjour, surtout s’il a été long, lui vaut une considération qui le suivra désormais pendant toute sa vie civile. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que tous les Khmers séjournent au monastère, lequel est ainsi le creuset où se maintient et se transmet l’idéologie bouddhique. C’est la la grande force du bouddhisme cambodgien qui faisait soupirer l’historien des Missions Etrangères A. Launay (1894, III, 22) :

‘[...] Ce qu’il y a de plus pénible au coeur de l’apôtre, ce n’est pas la verge du bourreau qui déchire la chair et fait couler le sang, c’est l’indifférence glaciale qui accueille la parole sainte et qu’elle ne se donne même pas la peine de persécuter parce qu’elle se sent maîtresse de toutes les âmes.  204

L’argumentation que pouvait développer le plus brillant missionnaire, son dévouement sans faille pour certains d’entre eux, ne pouvaient guère toucher que quelques déracinés : c’était une tâche impossible que d’attaquer une pratique sur le terrain de l’idéologie, que de vouloir convertir des individus là où s’exerçait toute la force d’une collectivité. Quel sens et quel attrait pouvaient avoir les idées de pardon et de rédemption, le catéchisme en noir ou blanc (surtout à l’époque) pour des paysans accoutumés à un univers de gris aux multiples nuances  205  ?

La vie du monastère est une preuve permanente de son rôle communautaire. Tous les matins, les moines vont mendier leur nourriture. Aucune organisation, aucune règle ne préside aux dons, et il ne semble pas qu’il y en ait besoin : les riches donnent tous les jours, les pauvres quand ils peuvent 206 . Les décisions concernant la construction, la rénovation ou l’entretien du vat nécessitent un accord unanime. Le responsable, qui est soit un achar, soit à une époque plus récente le chef de pagode lui-même, ne peut compter que sur la persuasion pour parvenir à ses fins ; toute tentative d’imposer un rapport de force, même à une petite minorité, se solderait par une scission de la communauté et la création d’un nouveau vat (MCC 85.005). On ne peut citer de meilleur exemple que celui du Vénérable Chef de la pagode de Tep-Pranam sur lequel on dispose de renseignements collectés par les étudiants de l’école d’architecture de Phnom Penh (Bareau et alii 1970,127-133). Ce bonze de grande réputation, nommé chef de pagode à l’âge de 24 ans, avait pu mener à bien un important programme de travaux d’embellissement et d’extension du vat. Il avait dépensé pour cela au moins 3 millions de riels (environ 300.000 FF) en 20 ans, créant notamment une école et un collège. En 1968, il souhaitait procéder à la rénovation de l’ancien sanctuaire, mais se heurtait à la résistance des habitants. Il semblait ne pas douter de sa capacité (tout à fait réelle) à résoudre ce conflit en sa faveur puisqu’il déclarait :

‘Les avis des fidèles divergent très peu devant un projet de travail : ceux qui s’opposent d’abord à celui-ci se rangent vite à l’opinion des autres quand je leur ai fourni les explications nécessaires. Quand le projet est exposé, il reçoit toujours l’approbation de la masse des fidèles car le chef de pagode possède un réel pouvoir de persuasion. (art. cit., 131)’

Et cependant,

‘les laïques ont obtenu finalement gain de cause et le vieux temple, l’un des plus beaux de la région, fut démoli au début de l’année 1969. (id, 132 note 1).’

On voit que les villageois, qui avaient laissé au chef de pagode une très grande liberté, surtout pour les bâtiments laïques, ont imposé leur volonté à propos de l’édifice principal, qui, plus que les autres, est investi du pouvoir de représenter la collectivité. C’est que les villageois attachent une grande importance au rayonnement et à la réputation de leur vat. Ils se préoccupent de sa capacité à attirer de nombreux bonzes et à drainer vers lui, à l’occasion des fêtes, la population des villages alentour. Ils n’hésitent pas, comme dans le cas de Tep-Pranam, à accepter les lourdes charges financières que cela suppose  207 mais ils veulent conserver un droit de contrôle. Ceci apparaît bien par ailleurs, puisque les villageois sont associés à l’élection du chef de pagode, et sans doute à la surveillance du bon fonctionnement du monastère et de la tenue des moines. Lorsqu’ils prennent en main l’administration locale et la hiérarchie bouddhique, les Français s’inquiètent de ces prérogatives : en 1917, à l’occasion de l’élection d’un chef de pagode, un résident provincial (de Battambang) souhaîte qu’il n’y ait que deux candidats « gagnés à la cause du Protectorat » (ANC 14.097). La coutume de la participation des laïques à cette élection devait être bien ancrée et la pression populaire forte, car le Protectorat se contentera de réglementer (en l’institutionnalisant) la procédure (O.R. du 3.09.1920 ; B.A.C. sept 1920, pp. 640-642).

Notes
201.

J’utilise ici les informations de G. Condominas sur le Laos. Un tel monastère est appelé « monastère de la forêt » (1968).

202.

Beaucoup de paysans connaissent ces techniques, mais c’est en général au monastère que leur transmission s’effectue. Par exemple : « Le cau athicar (chef de pagode) était un érudit sachant la loi et la coutume […] et de plus il était un bon ouvrier, un bon sculpteur et un bon dessinateur », MCC 85.017.

203.

Pavie (1901, 44) rapporte les paroles d’un chef de monastère qui venait d’abandonner le froc : « Ma résolution je l’avais tue à tous afin de garder jusqu’aux derniers jours une situation égale ».

204.

Cette phrase en dit long sur la psychologie de certains missionnaires…

205.

Les écrits des religieux qui sont accessibles donnent quelques indications sur les résistances qu’ils rencontrent, mais leurs analyses, qui ne s’attachent qu’aux idées religieuses, sont toutes fortement biaisées par le dépit de leurs échecs. Bouillevaux (1874, 101) se plaint de ce qu’ils n’ont « pas même une idée tant soit peu exacte de la divinité […] » et les lettres de Mgr Miche (in Rollin, 1968) montrent un découragement total. La correspondance du père Barreau, le seul qui, envers et contre tout, ait voulu rester en milieu khmer, serait sûrement pleine d’intérêt.

206.

Cette vision « égalitaire » est celle du paysan ; je montrerai plus loin ce qu’elle peut avoir d’illusoire.

207.

Elles semblent cependant bien inférieures à celles qu’entraînait l’entretien des monastères Mahayana en Chine. En 778 A.C. P’eng Yen, haut mandarin écrit « La nourriture et l’habillement d’un seul moine revient en gros annuellement à plus de 30.000 sapèques. Les redevances fournies par 5 adultes n’arrivent même pas à une pareille somme » (in Gernet 1956, 31).