2.1. Un roi sorcier

Les rites agraires des sociétés préindustrielles sont particulièrement riches et variés. Leurs fonctions sont multiples mais, compte-tenu des réflexions qui précèdent, je m’intéresserai en particulier à l’une d’entre elles : la mise en relation de la communauté villageoise, qui n’a qu’une conscience incomplète et imparfaite de son existence, avec les représentations qu’elle a d’elle-même. A partir de là, il est possible d’interpréter le monde des génies comme une image fantasmatique de la communauté, où sont mis en scène les problèmes collectifs.

Les rites agraires concernent tout particulièrement la manière dont le groupe réagit lorsqu’il est confronté aux forces de la nature dans la quête de sa subsistance. L’image fournie par le rite est loin d’être purement illusoire. Elle repose en effet sur diverses connaissances. Certaines d’entre elles prennent la forme d’interdits , qui assurent par exemple la protection du milieu écologique. D’autres interviennent de façon positive : elles constituent le cadre général de l’activité productive, déterminant parfois les modalités de l’organisation du travail. C’est l’exemple de la culture des jardins chez les Trobriands (Malinowski, 1921), où le « maître du jardin » rythme le travail par ses interventions rituelles. Le rite repose donc incontestablement sur un savoir, mais il est aussi méconnaissance, car toutes ces règles collectives sont le produit de la société, la reconnaissance de ses limites ; or, au lieu d’apparaître comme telles, comme résultats d’une délibération, d’un choix, elles sont opposées à la communauté comme des normes extra-humaines.

L’expérience accumulée par le groupe se transforme en volonté divine. Sans doute, ce déplacement donne-t-il au groupe une force particulière, puisque la transgression, sanctionnée par l’intervention extra-humaine des génies, ne signifie pas nécessairement conflit interne. Mais le rite, en se présentant comme connaissance « donnée », achevée, tourne le dos à la connaissance vraie. Il forme un obstacle au développement d’un savoir plus étendu, car il est incapable de s’adapter. Face à un changement (social, technique) il devient caduc ou désuet car il n’est qu’un « formulaire », dont l’origine et le sens profond (la nécessité d’assurer la reproduction de la société dans un cadre déterminé) ont été oubliés.

A la communauté réelle, celle qui se manifeste dans des pratiques, des consensus ou des conflits, la pensée primitive substitue deux communautés. La première est la communauté vécue , c’est-à-dire la vie sociale, quotidienne, la juridiction des hommes, du chef. La seconde est la communauté imaginaire  : c’est l’au-delà, le lieu de l’interdit, où l’inconscient social règne en maître, protégeant contre toutes les déviations. Rappelons l’exemple de la mort par envoûtement, dont Lévi-Strauss résume la trame :

‘Un individu conscient d’être l’objet d’un maléfice est intimement persuadé, par les plus solennelles traditions de son groupe, qu’il est condamné ; parents et amis partagent cette certitude. Dès lors, la communauté se rétracte on s’éloigne du maudit... [Finalement] L’intégrité physique ne résiste pas à la dissolution de la personnalité sociale [il meurt] (1959, 183-184).’

La dualité communauté vécue/imaginaire, donne à la seconde une puissance telle qu’elle semble à même de menacer la première. Le rite, en rassemblant les élans collectifs, en manifestant l’unité, compense provisoirement cette faiblesse de la communauté vécue, lorsqu’elle est confrontée à la communauté imaginaire. Mais dans le même temps, le rite confirme l’existence « indépendante » de la communauté imaginaire et consacre par la même la faiblesse fondamentale de la communauté vécue. Celle-ci, exaltant le positif, le normalisé, est sans cesse sous la menace de son négatif pulsionnel, un univers de la vie et de l’excès, qui est donc aussi celui de la mort violente, de l’extrémisme de tout le corps social lorsqu’il craint l’éclatement.

Le chef (ou les chefs) est investi de la fonction de gérer la communauté vécue ; disposant de la coercition sociale, il est craint. Mais le « sorcier », qui a accès au monde interdit, inspire une véritable terreur. La plus excessive des brutalités humaines (la guerre, la torture...) est sans aucune mesure avec les violences inouïes et souvent arbitraires des puissances de l’au-delà, telles la foudre, les maladies, la mort et les formes diverses de damnation. Or, le sorcier est un intermédiaire : ses « voyages » le mènent dans le monde des morts. Même s’il est longuement « initié », s’il bénéficie de l’assentiment général, il est nécessairement un être différent  : l’odeur de soufre des enfers qu’il fréquente l’accompagne. Les multiples tabous qui l’entourent sont destinés à le protéger (et avec lui la société) contre les puissances mêmes dont il est investi, qui pourraient échapper à son contrôle.

Ce schéma très sommaire est sensiblement modifié lorsque le rituel prend un caractère systématique, lorsque la conscience sociale s’étend et se modifie. Le savoir se présente davantage comme tel : la mesure du temps, l’observation du retour des saisons, forment un cadre. Le chef qui l’emporte sur le prêtre est devenu aussi un organisateur de l’au-delà : il prétend à un contrôle des phénomènes naturels. Le calendrier des cérémonies, calqué sur les rythmes naturels évoque une « corrélation » (qui n’est qu’une coïncidence), que le souverain présente comme une causalité . L’exception est fréquente, mais elle est prévue : lorsque le roi du Cambodge célèbre une cérémonie pour faire venir les pluies, il se donne des délais qui accroissent singulièrement la probabilité de leur arrivée ! L’art du magicien consiste ici en la manipulation du temps astronomique (time) sous prétexte d’agir sur le temps atmosphérique (weather).

Si l’on admet cette dualité communautaire, qui rend indispensables des médiateurs, il reste à montrer comment le roi peut s’arroger la fonction principale d’intermédiaire entre la communauté et son double, comment il peut surimposer son action aux intermédiaires professionnels que sont les maîtres d’oeuvre des rites. Ce thème permet d’envisager de vastes développements et on ne s’étonnera pas de ne trouver ici que des illustrations incomplètement interprétées. La vie paysanne est rythmée par les cérémonies : aucun épisode important de la vie d’un homme, aucune phase de la culture du paddy, ne se passe sans que les paysans s’adressent aux « génies », pour sonder leurs volontés ou s’assurer leur bienveillance. Pour l’essentiel, ces cérémonies se font collectivement à l’échelle du village. Cependant, le roi intervient en deux occasions principales : les labours et les fêtes du Nouvel An. Ces deux exemples éclairent de façon significative le rôle du roi en matière de rites agraires : dans les deux cas, il existe un parallèle entre les cérémonies locales, célébrées par les habitants autour de l’achar, et les rites royaux du roi ; on ne peut pourtant en déduire que les deux types d’action rituelle ont la même signification et les mêmes buts, ni qu’il existe une hiérarchie entre elles.

L’alternance des saisons, sèche et humide, est évidemment l’événement atmosphérique le plus important. Les premières pluies, qui rendent la vie à la nature et le courage aux hommes éprouvés par plusieurs mois de sécheresse, sont attendues avec impatience. Pourtant, ce n’est que récemment qu’Evelyne Porée-Maspero a montré que les fêtes du nouvel an qui se déroulent pendant cette période (12-13 avril) avaient un caractère saisonnier :

‘Si les fêtes du nouvel an se ramènent, en dernière analyse, à une série de rites devant mettre fin à la sécheresse, ils ont perdu beaucoup de leur signification première dans l’esprit des Cambodgiens. (1962, 233)’

Et de fait, le rituel populaire est évocateur. L’érection et la décoration de monts de sable est un rite d’abondance. Puis, toute la population s’associe pour l’appel des pluies : on baigne les statues de Bouddha, les bonzes et plus généralement toutes les personnes auxquelles on veut rendre hommage. Enfin, garçons et filles s’opposent dans des jeux où peuvent s’exprimer les penchants amoureux, qui sont autant d’invocations à la fertilité  209 . Cet aspect de liesse des jeux, l’obligation faite à tous d’y participer, ne se retrouvent pas dans le cérémonial royal. Celui-ci est pourtant très similaire : monts de sables, bains de Bouddha, du roi et des bonzes  210 . Cette banalité est à peine compensée par la pompe et la longueur des diverses phases du rituel. Celui-ci n’a finalement aucun des caractères qui en feraient une intervention indispensable à la bonne marche de l’agriculture. La cérémonie est largement privée, réservée au « village » qu’est le palais royal. Son contenu a donc moins d’importance que la proclamation de son déroulement, qui manifeste le passage d’une année à l’autre. Ce caractère finit d’ailleurs par l’emporter. On peut alors se demander si cette substitution ne provient pas d’une intervention délibérée. Les mois cambodgiens sont numérotés ; le premier mois de l’année, pissak (avril-mai) a le numéro six. Le récit de Tchéou-Ta-Kouan (Pelliot 1951) montre qu’il en était de même au XIIIe siècle, mais qu’à cette époque, le nouvel an se situait à la fin de kadek (n° 12). Le déplacement de cette fête ne peut pas ne pas être mis en relation avec la mutation fondamentale de la riziculture cambodgienne après la chute d’Angkor : la disparition des rizières de saison sèche qui, irriguées grâce au réseau hydraulique, étaient mises en culture aux mois 1 et 2. La cérémonie de passage se trouvait donc avoir une signification « saisonnière », manifestant l’autorité du roi, sa capacité quasi-divine à apporter l’eau des cultures. La disparition de ce pouvoir a provoqué la déchéance de la cérémonie et celle-ci a été déplacée, devenant pour l’essentiel l’exorcisme royal (effectué une quinzaine de jours avant le nouvel an) qui est passablement désuet à la fin du XIXe siècle. En revanche, la coïncidence du passage d’une année à l’autre et du changement de saison a fini par faire oublier le second aspect. Or, cette mutation n’est pas indifférente. Elle indique que le temps astronomique, le temps du roi, des prêtres royaux, détermine désormais le rythme paysan, lequel ne répond normalement qu’à une finalité saisonnière bien précise : faire tomber la pluie. Faute d’apporter l’eau de « ses » canaux le roi prétend fournir l’eau du ciel puis, plus abstraitement, intervenir sur le seul temps cosmique.

Le résultat de cette intrusion est que les cérémonies sont progressivement vidées de leur sens, puisqu’elles ne sont plus directement en rapport avec leur objet : le paysan continue de sacrifier aux traditions (qui, rappelons-le, ont d’autres fondements que leur aspect purement agraire), mais il développe aussi un rituel vivace d’obtention de la pluie, mis en oeuvre parfois très tôt après le nouvel an si la saison humide semble devoir tarder.

‘Lorsque le paysan voit les jours passer sans amener les ondées […], il éprouve le besoin d’agir, directement ou indirectement, sur les forces de la nature. (id, 233)’

De fait, il existe une série de cérémonies, qui mettent en oeuvre à peu près tous les moyens magiques dont disposent les paysans pour propitier les génies : une grande fête est offerte au neak ta, comprenant des offrandes, dont le sacrifice d’un porc, la prise de possession d’un médium (rup) et un grand nombre de jeux et de danses. On recommence éventuellement quelques jours plus tard avec divers rites de coercition, des régates à sec, etc.  211 . On a affaire à une véritable confrontation avec les génies, mobilisant les énergies et motivant fortement toute la population.

Le roi a bien prétention à intervenir dans ce cas, mais la cérémonie, utilisée aussi pour combattre les calamités publiques en général, est d’une grande simplicité : l’espace est symbolisé par cinq divinités brahmaniques  212 , puis des offrandes sont faites et on invoque les noms des génies les plus puissants du territoire.

‘Puis le bâku présidant à la cérémonie arrose les présents des Rois de l’Eau et du Feu : sous l’autel ont été placés quatre fonctionnaires qui, lorsque les gouttes tombent sur eux, se mettent à imiter les cris des grenouilles (angkèp) et des crapauds-buffles (hin) (E. Porée-Maspero, id, 237-238).’

Cette cérémonie est bien banale pour un événement qui frappe durement la population. Ce n’est pas le signe d’un désintérêt de la part du roi. Il est plus probable que l’intervention, très rare, du roi, se situe sur un autre plan que les rites paysans. On peut remarquer que les rois de l’Eau et du Feu désignent les chefs spirituels des Joraï qui vivent dans les montagnes de l’Est : comme toute action mettant en relation la société cambodgienne avec l’extérieur, celle-ci est normalement du ressort du roi. Les paysans n’attendent pas du roi qu’il fasse tomber la pluie, mais qu’au-delà, il agisse sur des mécanismes plus fondamentaux qui sont perturbés. Un texte (texte du roi de La Roue, in Leclère 1899, 516) d’inspiration bouddhique résume bien ce rôle :

‘Ainsi donc, les pluies et les vents ne paraîtront plus suivant la saison, comme autrefois ses ancêtres les ont vu paraître, parce que le roi n’agit pas selon la loi, conformément aux préceptes sacrés, parce qu’il ne règne pas avec sagesse.’

La cérémonie du Labour Royal montre de façon plus nette encore comment le roi tente de s’approprier les rites agraires, et d’affirmer par là son autorité pour mieux en fonder à long terme les assises. La terre, personnifiée par krong pali et preah thorani (le roi Bali et l’Auguste Terre), a un double caractère : nourricière et bienfaisante ; elle est aussi une puissance maléfique capable de terribles vengeances. Le défonçage du sol est une action brutale et perturbatrice qui peut indisposer les génies. Pourtant, selon E. Porée-Maspero (1964, 300), les cérémonies populaires « sont de principe simple et ne nécessitent pas de recherches particulières ». Le paysan, comme pour la plupart des travaux qu’il entreprend, choisit un jour propice, puis il respecte par ses premiers sillons la position supposée du naga. Le roi participe à la cérémonie, d’une toute autre ampleur, dite du « sillon sacré »  213 . Sans entrer dans tous les détails d’une cérémonie qui s’étale sur plusieurs jours, on s’intéressera à ce qu’elle montre du rôle du roi. Il fait trois fois le tour de la rizière sacrée encadrée par cinq autels, placés à l’Est et aux quatre points intercardinaux. Puis le roi, ou son représentant, rend hommage à la divinité habitant le pavillon du Nord-Ouest (Civa). Le labour peut alors commencer : la charrue du roi, qui est à deux mancherons (celle des paysans n’en a qu’un), est précédée de celle du chef des brahmanes et suivie de celle d’un homme du peuple. Le roi effectue trois tours, tandis que la reine suit les attelages en semant le paddy. Les magasiniers finissent le travail et le produit de la rizière sera utilisé pour les cérémonies et les dons aux bonzes. Enfin, le roi invoque les « dévatas de la terre et des eaux afin d’obtenir de bonnes récoltes » (Leclère 1916, 168). Puis les boeufs sont dételés et amenés devant sept récipients contenant de la nourriture ou de la boisson paddy, haricots, sésame, herbe fraîche, eau et alcool. Le choix des boeufs sert à faire des présages sur l’année à venir : s’il se porte sur l’eau, il y aura des pluies abondantes, s’il se porte sur l’alcool, on peut s’attendre à des troubles, etc.

Le rituel rappelle la place du roi et sa vocation de rassembleur. En prenant possession de la totalité de l’espace, symbolisé par les cinq directions (E. Porée-Maspero 1969, 579), en faisant participer un homme du peuple à la cérémonie, le roi manifeste sa double relation au territoire et aux hommes qui forment le royaume. En entreprenant la culture pendant une période de lune décroissante, considérée pourtant comme défavorable à la croissance des plantes, il montre sa capacité à braver les tabous,

L’essentiel de la cérémonie est cependant peut-être ailleurs. On a vu que le roi n’intervenait pas dans l’organisation de la production. Un seul texte des Codes (II, 384 a.1) lui confie un rôle d’incitation :

‘Lorsque la saison des pluies approche, l’okhna Pohulla tép, l’okhna Krasoettra et les fonctionnaires du second roi et de la reine-mère [...] devront, par une affiche, prévenir tous les habitants de toutes les provinces et de tous les villages du Cambodge, et ordonner [...] de faire battre le tam-tam pour prévenir les cultivateurs des rizières de fabriquer des charrues et des herses, de débroussailler, de couper les pieux pour dresser les enclos.’

Au XIXe siècle, ce texte n’a plus de signification : les paysans, qui sont de petits exploitants indépendants, n’ont évidemment pas besoin des ordres du roi pour commencer les cultures qui assurent leur subsistance ! Or, si le roi ne joue pas de rôle positif en matière de production, il joue un rôle négatif  : aucune rizière ne peut être mise en culture, sous peine d’amende , avant que la cérémonie royale ne soit célébrée (Aymonier 1874, 37). Cette intervention n’est pas sans conséquences : nous avons vu qu’un labour précoce est un facteur favorable à la réussite de la culture. Or, la date de la cérémonie est souvent postérieure à l’arrivée des pluies. Fixée par le rituel au 4 de la lune décroissante du mois de pissak, elle peut s’avérer très (trop) tardive. Si on considère que le 15 mai est la date limite pour effectuer les labours, sur une période de dix ans (1901-1910), la fête royale a eu lieu cinq fois après cette date (le 31 mai en 1909 !)  214 . Le Labour Royal est donc un rite particulier, qui peut gêner l’activité productive, alors qu’en règle générale, le rite agraire la facilite. Sa différence d’avec le rite paysan n’est pas de degré, mais de nature ; comme le souligne E. Porée-Maspero, la cérémonie royale « ne paraît pas pouvoir être ramenée à une forme anoblie des rites populaires ».

Il reste à expliquer le sens de la cérémonie et l’attitude des paysans vis-à-vis d’elle. Vers 1950, E. Porée-Maspero interroge des paysans sur la simplicité de leur rituel de labour : ils lui répondent que la cérémonie royale « suffit » (1964, 296). L’auteur note, à juste titre, que cette réponse n’est pas satisfaisante, mais on peut la considérer comme significative : le Labour Royal se suffit à lui-même. Alors que tous les rites sont effectués par les paysans et par le roi, celui-ci échappe à cette règle de redondance. Ne pourrait-on en conclure que ce rite n’appartient pas (non-possession) ou plus (dépossession) aux villageois, qu’il est un acte d’autorité ? Cette approche permet d’expliquer deux faits. Tout d’abord, Aymonier comme Leclère soulignent le fait que c’est bien la contrainte qui empêche les paysans de labourer plus tôt  215 , ce qui témoigne de la faible crédibilité du rite : aucun paysan ne pourrait seulement songer à se évacuer un rite « indispensable » à la culture. Ensuite, cette cérémonie n’est pas toujours célébrée avec régularité : là encore, on voit mal comment un souverain pourrait renoncer à célébrer un rite important dans un pays aussi attaché à la tradition que le Cambodge. Or, c’est bien ce que fait Norodom, alors que son père, Ang Duong, qui avait restauré le pouvoir d’Etat et insisté sur les coutumes d’autrefois, tenait lui-même les mancherons de la charrue.

Le choix du labour est compréhensible dans cette perspective : il faut pouvoir faire respecter la règle. Or, la fixation d’une date arbitraire pour la moisson ou le repiquage serait beaucoup plus néfaste. Surtout, le labour est l’opération la plus facile à contrôler : les paysans commencent par retourner les pépinières, qui sont généralement près des villages, alors que les rizières peuvent être fort dispersées. Le Labour Royal, qui est d’implantation « tardive » (E. Porée-Maspero, 1964), semble bien être un acte de pouvoir de la royauté, qui impose un rythme à la société. Loin d’être dissimulé, cet acte est mis en scène pour souligner la prétention du roi à régenter les mécanismes naturels : le roi défie l’ordre naturel en s’attachant à un épisode secondaire de la vie rurale et méprise la souveraine variabilité du rythme naturel en lui opposant une date fixe.

Les paysans étaient sans doute conscients de subir là une ingérence, et il n’est pas surprenant que les spectateurs accordent plus d’importance à la divination faite d’après le comportement des bœufs : cette part de la cérémonie a un autre sens, n’est pas spécifiquement agraire. Le roi (par l’intermédiaire de son attelage) y est davantage à sa « place » : oracle plus qu’organisateur, il s’incline devant les forces de la nature, qu’il vient pourtant de braver, et renonce à intervenir dans le monde pour mieux jouer son rôle d’intercesseur vis-à-vis de l’au-delà.

C’est bien là le sens de son intervention dans la « fête des eaux ». Dans ce cas, il y a une complémentarité réelle entre rites paysans et fête royale. Dans chaque village, on procède à la « descente des cales » (E. PoréeMaspero 1964, 372-378). Ces cérémonies, spécifiquement villageoises, sont effectuées avec discrétion, et sont d’ailleurs restées longtemps ignorées des observateurs. Puis les embarcations convergent vers la capitale où elles vont concourir pendant plusieurs jours. Enfin, la cérémonie se termine par une grande course particulièrement spectaculaire : une centaine de pirogues (Moura 1883, I, 192), montées chacune par 30 à 50 rameurs, s’affrontent en présence du roi. Celui-ci a bien dans ce cas la vocation de rassembleur, d’ordonnateur du spectacle grandiose de l’unité de la société. On peut interpréter dans le même sens les liens entre les neak taet l’organisation administrative, qui sont si évidents qu’on a pu écrire que « l’organisation des neak ta est en quelque sorte la projection dans le monde invisible de l’organisation administrative » (Rites Agraires, 11)  216 . Il y a en effet une hiérarchie des génies et les serments des fonctionnaires ou des témoins à un procès sont prêtés devant eux parce qu’ils ont la réputation de punir les parjures. Le fait que le nouveau gouverneur doive être présenté au neak ta le plus notoire lors de son entrée en fonction est une indication importante du rôle que jouent ces esprits comme représentation de la collectivité. En s’adressant au neak ta, le gouverneur reconnaît l’espace villageois qui lui est associé. En contrepartie, les habitants lui livrent une de leurs défenses : ancré au sol, un génie connu est moins dangereux. Il est possible d’attirer ses grâces par des offrandes et d’éviter d’éveiller sa susceptibilité. On ne s’étonne pas qu’il soit néfaste aux voyageurs et, si l’on en croit Moura, surtout « aux mandarins » (1883, I, 173).

Mais ce rôle de rassembleur du roi, cette liaison pouvoir/génies, se situe bien davantage dans un univers social que dans le cadre étroit de la production. En d’autres termes, le roi ne contrôle pas la part du rituel qui forme la clef de l’organisation du travail et de la production ; il ne fait que se glisser dans le rite (nouvel an) ou exercer son autorité sur les habitants (labour) et la tradition animiste est plus vivace là où il n’intervient pas. La perte de signification progressive du nouvel an montre que le roi peut s’imposer, mais qu’il dénature profondément le rite qui, de ce fait, tend à se reconstituer parallèlement. Quant au labour, il est hors du consensus à partir du moment où il s’accompagne de la coercition légale, ce qui explique le désintérêt de certains rois. Au total, la royauté ne parvient pas à utiliser à sa convenance des rites difficiles à centraliser parce que trop proches de la vie des villages. On comprend alors la volonté des rois de « purifier » le bouddhisme cambodgien et/ou d’en faire l’élément central de toute cérémonie : le bouddhisme offre au pouvoir davantage de possibilités d’insertion.

Notes
209.

A propos du « jeu de la graine », E. Porée-Maspero (1962, 59) note qu’au nouvel an, il oppose filles et garçons « tandis qu’en temps ordinaire jouer entre personnes des deux sexes est considéré comme un signe de moeurs dissolues. »

210.

Et aussi de Vichnou et Civa.

211.

Cette cérémonie, déjà signalée par Tchéou-Ta-Kouan, montre la misère des animaux contraints de vivre dans un bassin asséché, et le désarroi des hommes qui font des régates sur la terre ferme dans des pirogues de paillote et de bambou.

212.

Civa, Umâ, Ganeça, Nârâyana et Balarâma (Cérémonies des douze mois, p. 57).

213.

Cette cérémonie est décrite dans E. Porée-Maspero (1964, 295-296), Aymonier (1874) et Leclère (1916). Le roi n’y tient pas lui-même les mancherons de la charrue : ce rôle est tenu par un brahmane qui, à une autre période de l’année, joue le rôle de roi de makh. La cérémonie est appelée « Auguste Cérémonie Royale de l’Auguste Charrue » par E. Porée-Maspero (id, 291), « Fête où l’on s’appuie sur la divine charrue » par Aymonier (p. 37) et « Fête du Labourage Royal » par Leclère.

214.

Elle a eu lieu quatre fois sur neuf après le 15 mai entre 1951 et 1959.

215.

« En fait, cette solennité tombe en désuétude et le peuple n’y attache plus aucune importance, depuis surtout que nous avons défendu de punir d’une amende les cultivateurs […] plus pressés de profiter des pluies que respectueux du défenses royales » (Leclère 1916, 159)

216.

Chandler (1973, 36) restreint cette caractéristique aux parties du Cambodge « affected by Vietnamese culture ».