2.2. La royauté : le bouddhisme ambigu

Au départ, il ne semble pas évident que le roi ait davantage sa « place » dans la religion bouddhique. L’étude de Thioum Thiounn (1952) sur les relations entre la loi humaine édictée par le roi et la loi divine (bouddhique ou brahmanique), montre que, là-encore, le roi a fait violence à la religion. En effet, on peut observer le glissement qui se produit lorsqu’on passe du brahmanisme au bouddhisme. Dans le premier cas, on proclame la supériorité de la vertu, matérialisée par le brahmane, sur le pouvoir, le guerrier ; cette hiérarchie ne peut être reproduite que par le respect scrupuleux du rite, qui fait obstacle au pouvoir législatif du souverain.

‘Le Droit est une science subordonnée à la technique rituelle [...] dans l’ancienne monarchie angkorienne brahmanique, la fonction législative était en principe inexistante. L’étude des textes confirmera cette déduction. (op. cit., 68)’

La monarchie cambodgienne bouddhique exerce son autorité dans un cadre qui repose sur une théorie implicite moins contraignante :

‘1) La loi humaine, et particulièrement la loi juridique, est la traduction de la loi cosmique.’ ‘2) Elle doit évoluer au même rythme et en conformité avec elle.’ ‘3) Le principe régulateur de ce rythme et de cette harmonie est le Dharma bouddhique (id, 73).’

Pour Thioum Thiounn, cette théorie n’est pas du tout satisfaisante du point de vue du dogme bouddhique, car elle fait du Dharma une entité transcendante et permanente, alors que,

‘Le bouddhisme n’a jamais admis l’existence d’un ego permanent, substantiel et restant toujours identique lui-même. C’est même son credo fondamental. (id, 74)’

La conclusion que tire l’auteur de son analyse (id, 74) est logiquement que cette contradiction est le produit d’une intervention du pouvoir, qui se souciait peu de la logique :

‘A la vérité, cette construction avait pour but de trouver au roi un argument qui légitimât son absolutisme divin. Elle lui permettait, en s’identifiant au Dharma et en se proclamant gardien permanent de l’ordre universel, de s’instituer sur terre en quelque sorte comme un dieu, symbole de cette puissance magique qui, à ce stade considéré de la croyance, est l’unique source de prospérité et de bonheur pour le peuple. ’

Ces remarques sont pertinentes, mais elles pêchent par leur formalisme : le bouddhisme khmer se préoccupe moins de dogmatique que de pratiques. Ses rapports au pouvoir royal constituent un édifice complexe, dont l’étude du sacre nous permet de faire une première approche.

La cérémonie du sacre est l’occasion d’un déploiement de faste exceptionnel. On n’en trouve d’équivalent qu’à l’occasion de l’incinération du roi précédent, qui a aussi pour but de magnifier l’idée de continuité monarchique. Le sacre retrace symboliquement la mutation d’un homme choisi pour ses mérites en un personnage semi-divin  217 .

Le roi est d’abord un vainqueur , un homme fort : pendant plusieurs jours,

‘des processions triomphales de cavaliers, de chars, d’éléphants que montent des guerriers armés de javelots, casqués de fer et revêtus d’armures de cuir de forme ancienne. (Aymonier 1900, I, 57)  218

Cette force lui donne le pouvoir : il se présente au peuple assis sur le trône :

‘Un rideau tiré laisse tout à coup apercevoir, au fond de la grande salle des audiences solennelles, le roi en riche costume, assis sur son trône élevé, abrité sous le parasol royal à sept étages en soie jaune frangée d’or et entouré des principales dames du palais qui tiennent des fleurs de lotus à la main. Les mandarins se prosternent [...] (Aymonier, id, 57)’

Le guerrier doit, pour conquérir la légitimité, mourir symboliquement en acceptant la supériorité de la vertu : le chef des brahmanes l’aide à revêtir une chasuble blanche et le conduit à une estrade de même couleur où se trouve un trône. Le blanc est en effet la couleur des morts (Rites Agraires, 640). Le roi revêt un costume de bain (blanc) et monte sur le trône. Les conques marines, les cloches et les orchestres se font entendre a la fois.

La renaissance est associée à la purification : le roi est d’abord aspergé avec l’eau contenue dans une conque marine dont il boit un peu, puis avec l’eau - dite d’investiture - d’une grande urne d’argent. Il met alors des vêtements de la couleur indiquée par le jour et va faire des offrandes aux bonzes en leur promettant d’être le fidèle protecteur de la religion bouddhique.

Aussitôt après, les bonzes quittent la salle (Moura, 1883, I, 239-240) :

‘Les bonzes sortis, le roi, assisté de trois brahmanes, monte sur une estrade élevée dans la salle du trône et qui représente le mont Mérou. Il s’y assied et fait face successivement, en s’inclinant, vers les huit principaux rhums des vents, dans la direction de chacun desquels se trouve un brahme. Lorsque l’évolution est finie, les bakous présentent au roi une eau nouvelle, dont il boit une partie et se lave le visage du reste.’

Le futur roi s’est donc rendu parmi les dieux et a pris possession de l’espace. Lorsqu’il a juré sur des idoles brahmaniques de maintenir les vieilles coutumes du pays, un lettré lui lit ses titres gravés sur une feuille d’or qu’il lui remet. On désignera désormais le roi par un des noms de la liste et son ancien nom ne sera plus jamais prononcé : l’homme a cédé la place à un roi, que son séjour chez les dieux a rendu fondamentalement différent . C’est à ce moment que, pour la première fois, l’orchestre réservé au roi se fait entendre.

Le chef des bakous lui remet les attributs royaux le parasol, la sainte épée, la couronne, saint flacon et les biens royaux (l’eau, la terre, les forêts, les montagnes)  219 .

Pour montrer qu’il est l’essence du pouvoir dont il prend les moyens d’exercice, le roi se couvre lui-même de la couronne puis il s’approprie les autres objets en leur imposant les mains. Enfin, il déclare (Codes I, 49) :

‘L’eau, la terre, la forêt et les montagnes qui sont dans les provinces du royaume ne peuvent être prises par nous. Je les laisse aux religieux de l’assemblée (pikhu-sângh), à tous les gens du peuple, à tous les animaux, afin qu’ils y trouvent honnêtement leur subsistance.’

Cette déclaration est importante : des canons placés aux huit points cardinaux et intercardinaux ajoutent leur tonnerre à la musique royale. Son contenu est ambigu : l’impossibilité de prendre est-elle incapacité ou interdiction  ? Un autre texte mentionne de façon explicite un don aux habitants (id, 55). La pratique montre que ce point n’est pas décisif ; en revanche, on peut noter que cette « restitution » n’est pas un acte de gouvernement, puisqu’elle a lieu lorsque le roi est encore sur le mont Mérou. Dès cet instant d’ailleurs, il quitte le Mérou et chaussé de pantoufles d’or, monte sur le trône au-dessus duquel on déploie le parasol à neuf étages, toujours au son de l’orchestre royal. Les dignitaires reconnaissent son pouvoir en faisant autour de lui une sorte de ronde, en l’assurant de leur fidélité et en présentant leur démission. Le roi effectue alors son premier acte de gouvernement en la refusant :

‘Vous pouvez garder toutes vos fonctions pour le service du royaume et pour le service de la religion. (id  220 )’

Le roi sort du sacre avec un nouveau statut, auquel aucun homme ne saurait prétendre, ce qui se manifeste de multiples façons. Il doit se réapproprier le palais où il vivait : pendant trois jours, il en fait le tour (dans le sens des aiguilles d’une montre) en grand équipage en jetant des poignées de riz grillé, des fleurs et des pièces d’or ou d’argent. Il se trouve subitement investi du pouvoir d’enfreindre des tabous, comme si les plus hautes lois humaines et divines ne s’imposaient plus de façon aussi contraignante : il passe sa première nuit au palais en dormant la tête au nord  221 , il peut contracter des unions consanguines  222 . Ce faisant, il manifeste sa supériorité sur les esprits (Aymonier) mais surtout sa différence d’avec les hommes. On comprend alors pourquoi on ne peut ni le toucher, ni le regarder, pourquoi la partie réservée de son palais n’est accessible qu’à ses favorites et ses sorties accompagnées d’un cérémonial impressionnant. La matérialité du roi, son humanité, ne doivent jamais être établies ; si on se prosterne devant lui, c’est moins le signe d’un despotisme poussé à l’extrême, que la conséquence de son statut divin.

Notes
217.

L’analyse d’une telle cérémonie peut être menée a plusieurs niveaux et exigerait une étude approfondie. Je n’ai retenu ici que les aspects les plus visibles et les plu significatifs du point de vue des relations entre pouvoir et religion.

218.

Le récit du sacre est présenté de façon simplifiée, mais inexacte, dans Aymonier (1900, I, 57-58). Ce texte condensé et bien écrit a été repris ici et corrigé partir de Moura (1883, I, 235-40), des Codes (I, 31-57) et de la description du sacre de Norodom donnée par le Représentant de la France dans le Courrier de Saïgon du 25.10.1864. Il s’agit du « grand sacre » utilisé pour celui qui devient roi pour ses victoires. Cf. aussi le sacre de Sisowath, in Leclère (1916, I, 56) : il n’y a pas de défilés militaires car le royaume n’a pas d’ennemis.

219.

L’un des récits des Codes (I, 48) mentionne le peuple parmi les biens royaux, mais le suivant (I, 55) y substitue les dignitaires. La liste du attributs royaux est variable : pour le sacre de Norodom, il y a en outre un chapeau de cérémonie et des pantoufles d’or.

220.

Il leur rend immédiatement leurs fonctions, mais les cachets qui les matérialisent ne leur sont rendus que le lendemain.

221.

Aymonier (1900, 58).

222.

La plupart des auteurs rapportent cette particularité. On peut en trouver confirmation dans la correspondance officielle siamoise, où un dignitaire cambodgien, à la question d’un mandarin vietnamien sur la possibilité d’un mariage entre oncle et nièce (Ang Duong - Ang Mea), répond « Les membres de la famille royale peuvent faire ce qu’ils veulent » (D. Chandler 1973, 160).