2.3. Le pouvoir du roi : l’infini rejoint le néant

Le bouddhisme ne semble jouer qu’un rôle effacé dans le rituel. Certes, on ne peut être surpris de voir la cérémonie conduite par des brahmanes : les rites villageois, même lorsqu’ils sont étroitement liés au bouddhisme, sont conduits par un laïc, l’achar. En revanche, l’inspiration bouddhique est à peu près absente du sacre. On peut rapprocher l’ondoiement royal de la cérémonie du bain de Bouddha, mais il serait présomptueux d’affirmer une filiation pour un geste aussi banal. La seule « note » bouddhique de la cérémonie est la présence des bonzes. Or, la brève analyse du rite présentée ci-dessus montre bien que celui-ci forme un tout cohérent, qui pourrait fort se passer de la déclaration royale d’allégeance au bouddhisme et de la distribution de présents aux moines. On peut penser que ces deux éléments ont été ajoutés, sans changement notable pour le déroulement de l’ensemble. Cela ne veut pas dire qu’ils sont « en trop », qu’ils jouent un rôle secondaire.

On a sur ce point le témoignage de Norodom lui-même : en février 1864, il n’a pas reçu les insignes de la royauté détenus à Bangkok et il écrit à l’Amiral La Grandière pour lui demander de célébrer le sacre, en omettant la partie de la cérémonie qui exige la présence des insignes :

‘Nous célébrerions avec le plus d’éclat possible la fête Svet Trachhat qui a autant d’importance qu’aucune autre et consacre mon pouvoir au même titre que la cérémonie du couronnement.  223

On ne peut évidemment admettre qu’un rituel, qui a une logique interne, se laisse découper en tranches. Certes, Norodom est impatient d’être roi, mais s’il se permet d’isoler la première partie du sacre, c’est qu’elle a une unité propre, qu’elle se suffit à elle-même. Pourtant, le découpage de Leclère (1894 a, 23), selon lequel il y aurait successivement une cérémonie bouddhique, une cérémonie brahmanique et une cérémonie civile n’est pas satisfaisant : le sacre n’est pas un patchwork, c’est une cérémonie d’inspiration brahmanique, sur la première partie de laquelle a été greffée une cérémonie bouddhique. Celle-ci exprime la nécessité de l’existence d’un homme de pouvoir, considéré comme légitimé à partir du moment où il accepte le principe de supériorité de la vertu, représentée par la religion et les bonzes.

Mais le départ des bonzes après la déclaration royale est tout aussi révélateur que leur présence antérieure : les moines ne désapprouvent pas l’ensemble du rite, mais ils refusent de légitimer par leur présence la prise de possession des instruments du pouvoir. Il ne suffit pas de dire que, comme toute légitimité, la légitimité bouddhique prétend naître en dehors de l’exercice de l’autorité et avant lui : en voulant marquer son indépendance totale, le bouddhisme restreint son champ d’action, qui ne s’applique pas à la fonction sociale du roi. Le roi bouddhique « idéal » n’aurait pas besoin d’agir, il lui suffirait d’être. Illustrons ce point. Le roi ne fait rien sans prétendre « protéger la religion et le peuple » ; or, il est frappant que cette formule ne fasse jamais l’objet de développements, sur la nécessité, par exemple, de bien assurer la police ou la défense extérieure. Cette platitude incantatoire n’est pas fortuite, elle manifeste le caractère « abstrait » du rôle confié au roi intermédiaire et intercesseur : sa place est moins dans le monde qu’à ses confins, d’où il peut agir, par sa seule présence, sur les désordres du cosmos. Il n’a pas réellement besoin de la coercition militaire, juridique ou administrative. Celle-ci ne peut être qu’un adjuvant, un palliatif temporaire et secondaire : on ne peut résoudre les problèmes en agissant sur leurs manifestations, il faut remonter à leurs sources, qui sont des déséquilibres se situant hors du monde.

La possibilité de cette intervention repose sur la vertu du roi, sa capacité à être l’harmonie et l’équilibre. La présence d’un roi indigne est a contrario la cause de graves perturbations, comme le montre bien le texte du roi de la Roue cité ci-dessus, où il est jugé responsable du dérèglement des vents et des pluies. Dans ce cas, la sagesse voudrait que le roi s’efface, afin qu’un autre remplisse cette fonction indispensable dont il n’est que l’effecteur . S’il ne le fait pas, c’est la révolte contre lui qui devient porteuse de la légitimité.

Notes
223.

AOM Paris A 30 (6) c. 10 ; 1864. « Svet Trachhat » désigne probablement le parasol royal.