2.4. Conclusion

On peut résumer schématiquement les éléments rassemblés ci-dessus. La religion occupe au Cambodge une place d’autant plus privilégiée qu’elle n’est relayée par aucune organisation économique sérieuse et que le Politique reste embryonnaire (Ch. 9). Or, la religion définit un espace de pouvoir au sein duquel se situe le roi.

Les rites animistes restent locaux et sont imparfaitement centralisés. Certes, il semble bien exister une correspondance entre la hiérarchie des génies et l’organisation administrative, mais cette structuration ne dépasse pas les khêt ou les « terres » : les neak ta ne sont jamais les « préfets » des grandes divinités.

‘Tandis qu’aux Indes le petit génie particulier ne devient plus qu’une forme de l’un des grands dieux du panthéon, au Cambodge, l’ancienne divinité [brahmanique] n’est plus qu’une matérialisation du génie local. (E. Porée-Maspero 1962, 13)’

Comme les tâches rituelles sont perçues comme rapport concret, ensemble d’actions dont on attend un résultat visible, elles restent proches de la magie. Leur intégration dans une « science du rituel » est de ce fait difficile et le roi cherche surtout à canaliser les rassemblements spontanés (cf. la fête des eaux) pour donner une image brillante de la collectivité toute entière.

Le bouddhisme bénéficie également d’un puissant ancrage dans la paysannerie il a vocation à représenter les communautés et à leur fournir un cadre et des règles d’action. Pour ne pas être confondu avec cette autre image collective qu’est la royauté, il ne peut être que non-pouvoir, se situer dans un autre espace, hors du monde. En se détachant ainsi de l’autorité, il affirme sa dimension universelle, mais il affiche son incapacité à agir, à se défendre, rôle qui échoit de facto au roi. Cependant, le bouddhisme ne peut pas éviter de définir la place et la fonction du pouvoir : puisqu’il prétend le fonder : il ne légitime le roi qu’autant que celui-ci valide correctement son rôle.

Mais le syncrétisme religieux des Khmers confère une ambiguïté particulière à la position du roi. Il est investi d’une puissance d’intervention quasi-divine dans le cadre des finalités vagues de la « défense de la religion et du peuple ». Or, ces principes, qui sont très généraux, sont interprétés de façon concrète et concernent des domaines où le roi ne peut pas agir (la bonne récolte) ou ne devrait pas avoir à intervenir (la tranquillité publique). Demi-dieu, mais spectateur, le roi est fragile : il représente une fonction qui le dépasse et ne peut éviter d’être à l’occasion un bouc émissaire, sacrifié à un système qui n’est pas susceptible par lui-même de dysfonctionnement. En d’autres termes, la monarchie bouddhique ne peut être qu’un bon régime, éventuellement doté de mauvais rois. Cette singulière dialectique du pouvoir du roi est loin d’être illusoire elle va déterminer le fonctionnement concret du Politique, où règnent à la fois le désordre et le conformisme.