1.1. Peut-on parler d’un « appareil » bouddhique

Toute religion à vocation générale met en place une armature institutionnelle, mais celle-ci peut être plus ou moins organisée et hiérarchisée. Le bouddhisme khmer semble fortement décentralisé.

En effet, sa base est le monastère , qui est étroitement lié au village. Cette liaison horizontale a un double effet : elle tend à empêcher la création de liens verticaux au sein du bouddhisme, mais aussi l’autonomisation du monastère, comme on le voit au au niveau financier.

Gernet (1956), étudiant le bouddhisme Mahayana en Chine (Ve-Xe siècles A.D.), montre comment les monastères ont progressivement constitué une organisation économique puissante. La condition de moine est d’abord un moyen d’évasion fiscale, puisque les religieux obtiennent des exemptions ; par ailleurs, les moines sont exclus des droits immobiliers familiaux, ce qui équivaut à un rejet de la vie laïque :

‘Nécessairement, c’était à la possession de biens meubles que les moines chinois étaient voués, c’était au commerce et à l’usure que les destinait l’exclusion de la famille. (op. cit., 81)’ ‘C’est un ensemble de pratiques commerciales qui assure aux moines et aux lieux de culte la plus grande partie de leurs revenus (id, 191)’

La mécanique sous-jacente est que les monastères, pour subvenir aux besoins du culte, mettent en valeur des terres délaissées, gèrent des moulins et des pressoirs à huile, les commercialisent. L’accumulation du capital qui en résulte est une bonne base pour des pratiques de prêt, qui sont de facto usuraires.

L’économie du bouddhisme cambodgien n’a rien à voir avec celle-ci : les moines restent profondément intégrés à leur milieu familial et rural ; ils respectent la règle de mendicité, ne touchent pas à l’argent et n’ont pas de ressources propres. Quant à leur budget collectif, il dépend, pour les recettes comme pour les dépenses, des décisions individuelles ou collectives des villageois ; c’est même un laïc, souvent l’achar, qui a la responsabilité de gérer le budget.

On voit que sur ce plan, l’autonomie d’organisation d’une éventuelle institution bouddhique est fort limitée. Or, il semble en être de même au niveau de la religion elle-même. En dehors de distinctions simples (novices, moines), la communauté des moines est peu structurée . Il y a bien un chef de pagode et des « maîtres », dont l’ascendant est incontestable, mais ils n’ont guère l’occasion de l’utiliser « Le mé-vat  224 est assurément le chef qui est le mieux obéi et celui qui commande le moins ». (Leclère 1899, 394). Ce n’est même pas lui qui a à connaître des infractions graves à la règle : il cède la place aux villageois ou à un tribunal royal spécial, devant lequel les bonzes ne peuvent pas témoigner. Quant au respect du dogme, qui pourrait servir de référence pour la formation d’une hiérarchie du savoir, il est moins important que les destins individuels, bien difficiles à comparer. Au niveau de chaque vat, se nouent des relations personnelles au travers desquelles se dessine une hiérarchie, où apparaissent des pôles d’autorité. Mais il n’y a pas de confrontation possible entre les divers monastères, qui vivent loin les uns des autres et n’ont que des relations informelles :

‘L’identité des monastères vient de ce qu’ils poursuivent le même but avec les mêmes moyens [...] qu’ils sont soumis à une discipline identique et qu’ils partagent la même croyance. (id, 394)’

Le sens accordé à la hiérarchie ressort bien d’une lettre adressée à Norodom par son frère cadet Si Votha. Ce dernier est alors en rébellion et il a transmis ses desiderata par l’intermédidaire du chef de l’ordre des Mohanikay qui s’était proposé comme conciliateur :

‘Vous pouvez croire le Samdach Prea Sangkhareach. Je lui ai fait toutes les recommandations et vous pouvez le croire, car il observe 227 commandements religieux. (AOM Aix 12.004 ; 1885)’

Le prince exprime clairement que le titre ou l’ancienne qualité de précepteur du moine ont moins d’importance que sa valeur personnelle, appréciée ici par l’application rigoureuse d’un grand nombre de règles, qui marquent son désintéressement vis-à-vis de la vie mondaine.

Ces arguments prouvent de façon assez convaincante que les tendances à la constitution d’une « Eglise » bouddhique sont faibles et efficacement contrecarrées par des mécanismes régulateurs. Cependant, on trouve, dans le rapport de la commission Guernut (AOM Paris, Guernut Bc), une distinction entre permanents et temporaires, sur laquelle reviendront les auteurs anglo-saxons qui se sont intéressés au Cambodge (Brodrick 1947 ; Steinberg 1959). Selon ce rapport, il y aurait ainsi, vers 1936, 60.000 « membres du clergé », contre 25 à 35.000 adultes « séjournant temporairement » dans les monastères  225 .

Seule une étude de cohorte permettrait de dénombrer correctement les « permanents ». Toutefois, même peu rigoureux, ces chiffres élevés traduisent un phénomène : pour la grande majorité des Khmers, le séjour au monastère est en fait un moyen de mieux se réinsérer dans la vie villageoise. C’est en fonction de cet objectif qu’on doit étudier le permanent : c’est bien souvent un villageois pour lequel il est difficile de quitter l’habit, par exemple parce qu’il est pauvre, ou que sa parenté est réduite ou inexistante. Le permanent n’est donc pas rejeté, mais il s’exclut lui-même de mécanismes communautaires dans lesquels il ne peut avoir qu’une place inférieure. Comme cette situation est durable, il oriente désormais son existence totalement vers le monastère, et en particulier ses éventuelles ambitions. Si l’on en croit Brodrick (1947, 119), il ne serait pas totalement détaché de telles préoccupations :

‘Still some of the older brethern are often perky and bright, but then either they have outgrown their virile needs or they have been marked out for preferment, and preferment has given them power, and the exercise of power makes old men cunning.  226

Il existe bien une hiérarchie. En 1949, Martini énumère une série de titres : chefs de pagode, supérieurs provinciaux (élus), puis à la capitale les deux chefs de « sectes » et leur entourage de quelques dizaines de bonzes titrés, aux préséances clairement établies. Les « Réachéa Khanac », répartis en quatre groupes, ont ainsi une dignité de plus que les « Thananouckrâm », eux-mêmes répartis en sept sous-groupes. La colonisation a sans doute contribué à cette belle ordonnance, mais les différences statutaires sont bien antérieures, puisqu’Aymonier les mentionne (1900, 50). Moura (1883, 198) est encore plus explicite :

‘On doit pouvoir distinguer le rang d’un bonze à la richesse de son talapoin, qui est d’autant plus ouvré de broderies en or que ce rang est élevé.  227

Les colonisateurs ont incontestablement accru les pouvoirs effectifs au sommet de la hiérarchie, mais ceux-ci existaient antérieurement. En 1901, l’action du Protectorat ne s’est pas encore étendue aux religieux ; or, il se produit des incidents - des rixes ! - dans des monastères suivant le rite Mohanikay, que le roi avait placés sous le contrôle d’un supérieur Thommayut (ANC 14.097),

Notes
224.

Terme familier pour désigner le « chef » du monastère.

225.

Le recensement de 1921, qui ne fait pas la distinction, dénombre 30.000 bonzes, et Moura en 1874 n’en relève que 1.243 (AOM Aix 11.911). Les témoignages des voyageurs semblent bien confirmer l’idée que la proportion de bonzes était plus faible au XIXe siècle : il y avait moins de monastères, non seulement parce qu’il y avait moins de villages, mais aussi parce que chacun d’entre eux n’avait pas son vat.

226.

« Cependant quelques vieux frères sont souvent verts et brillants ; mais, ou bien ils ont dépassé leurs besoins virils, ou ils ont été remarqués pour l’avancement ; l’avancement leur a donné le pouvoir et l’exercice du pouvoir rend les vieillards rusés ».

227.

Le talapoin est un écran ovoïde, avec lequel les bonzes peuvent masquer leur visage.