1.2. Le roi et les permanents

Les permanents ne sont pas des intrigants politiques, mais ils n’en restent pas moins des hommes, sensibles aux honneurs. Or ils ont une influence particulière : leur long séjour sous l’habit leur confère une auréole ; ils ont eu de nombreux disciples parmi les jeunes gens qui ont fréquenté le monastère.

Leur opinion, qui ne peut éviter d’embrasser tous les problèmes du moment, y compris le comportement du roi, pénètre donc dans de nombreuses familles.

Le roi le sait : aux dons collectifs, ostentatoires, faits lors des grandes fêtes, il ajoute des dons « personnalisés », fondés en principe sur les « mérites » de certains bonzes, mérites que le roi semble assez libre d’apprécier. Le roi tisse ainsi divers liens, dont les plus étroits concernent le haut de la hiérarchie. Les chefs des ordres, certains maîtres renommés, se voient confier l’éducation des princes et les gratifications royales bénéficieront autant aux maîtres qu’aux élèves. Mais le rapport est souvent beaucoup plus direct, Ainsi, les fameux talapoins sont fabriqués et décorés par les dames du palais et distribués par le roi lui-même en même temps que les titres ou les promesses de titres. Les « provinciaux » ne sont pas négligés en attendant une éventuelle promotion à la capitale, ils reçoivent divers subsides. Un récit (MCC 85.005) évoque par exemple le bonze Mi Cap, renommé pour ses prédictions, qui

‘gagna l’estime du Roi [Norodom] qui lui offrit le titre de Prah Kru Tep Sattà et de plus, une ration de pétrole lui était attribuée tous les mois.’

On peut penser que le pétrole devait permettre à ce lettré de poursuivre ses études le soir, mais l’affaire est moins claire pour le titre, voire pour l’argent que touchent certains mevat : jusqu’à 30 $ par mois au début du siècle (ANC 14.097). Ce même rapport semble bien montrer que le roi se constituait une sorte de « clientèle » personnelle : en 1904, après la mort de Norodom, un bonze écrit pour demander si la pension accordée par celui-ci continuerait à lui être versée. Sisowath, appréciant sans doute moins les mérites de ce moine, refuse.

Mais les dignitaires sont aussi intéressés par ce qui se passe au monastère. N’ayant pas les mêmes moyens financiers, ils ont des stratégies un peu différentes. Il semble bien que certains membres des grandes familles soient vivement encouragés à se consacrer longuement à la religion s’ils n’ont pas de possibilité de promotion par ailleurs ; on retrouverait la stratégie bien connue de la noblesse française, qui réservait le titre à l’aîné et tentait de placer un cadet dans l’Eglise. Le système fonctionnait sans doute bien mieux en Occident : la vie du haut clergé n’avait rien à voir avec l’austérité du monastère bouddhique ! Ce sujet a été peu étudié, mais on peut noter qu’au Siam le prince Mongkut, qui semblait pourtant définitivement voué à la vie religieuse, est monté sur le trône en 1851 sous le nom de Rama IV.

Surtout, les dignitaires cherchent à ce que leurs fils tirent le plus grand profit de leur passage au vat. Si l’égalité est de rigueur dans la vie quotidienne du monastère, les cérémonies fournissent des occasions de marquer les différences, qu’il s’agisse de l’ordination ou de l’entrée et sortie de retraite (vossa)qui ont lieu chaque année. Au Laos  228 , la richesse de la famille permet au moine d’obtenir un prestige plus grand dans un délai plus court :

‘Il ne faudrait pas prendre pour une hiérarchie réelle les grades obtenus par les bonzes selon le nombre d’ « ondoiements » (kong hot) qu’ils ont reçus et qui, tout au moins théoriquement, témoignent du degré de leur popularité. Un boun kong hot est en principe offert en hommage à un religieux pour célébrer sa sainteté [...] .’ ‘Mais en fait, le nombre de boun kong hotdépend du degré de richesse du village, et surtout l’on voit des familles aisées dont l’un des membres a pris le froc, offrir une série d’ « ondoiements » à ce dernier, ce qui permet d’acquérir des mérites, tout en haussant le prestige de ce parent entré dans les ordres (sans oublier qu’une partie des dons restera ainsi aux mains de ce parent qui, en quittant l’habit, pourra emporter la partie laïque de l’équipement offert). (G. Condominas 1968, 62-63)’

Les personnalités religieuses se trouvent donc bien souvent intéressées au maintien en place du roi ou à la bonne fortune de certains dignitaires. Les plus ambitieux, justement ceux qui sans doute iront le plus haut, sont les plus vulnérables. Pour obtenir les titres décernés par le roi, il faut que la réputation locale du postulant aille jusqu’au roi et pour cela, que circulent de bouche à oreille ces petits bruits qui font les grandes rumeurs, que les mandarins voyageurs sont particulièrement bien placés pour diffuser.

Notes
228.

Je n’ai pu trouver aucune information confirmant ou infirmant l’existence de ces pratiques au Cambodge.