1.3. Religion et politique

Ces manoeuvres qui visent des individus ont-elles un impact plus général ? On peut tenter de répondre sur ce point à partir de l’action du Protectorat dans un domaine qu’il savait décisif. On ne peut évidemment savoir ce qui se passe au village, mais les rapports fournissent un certain nombre d’indications.

Les Résidents sont toujours prompts à souligner l’indépendance, voire l’hostilité des bonzes. Ainsi, pendant la rébellion en 1885, le résident de Banam écrit (AOM Aix 84.185) :

‘Il ne faut pas dissimuler d’un autre côté que nous aurons toujours contre nous les bonzes qui sont tout puissants dans le pays [...]’

Les avis ne sont pas toujours catégoriques, sauf dans les périodes de crise ; en 1916, à la suite d’une grande manifestation populaire, un rapport s’inquiète :

‘Le fait que la cause du Prince [Yukanthor] rencontre des partisans dans le clergé bouddhique ajoute à la gravité de ces intrigues [...] (AOM Paris NE 570)’

Pourtant si on étudie de plus près dans ces mêmes rapports les relations entre le Protectorat et les bonzes, ces généralisations apparaissent tout à fait abusives, qu’elles soient inspirées par un anticléricalisme de principe ou par une volonté de contrôler de façon accrue le bouddhisme. Bien sûr, il est notoire que certains bonzes ou anciens bonzes, parfois défroqués pour l’occasion, s’engagement clairement contre le Protectorat et fomentent des rébellions contre le roi ; souvent aussi l’habit de moine est un moyen commode de se déplacer ou de disparaître de la scène publique. Mais tous les bonzes sont loin d’avoir le même comportement : le sangha est divisé dans ses opinions, comme l’ensemble du pays, et sa structure est trop lâche pour que s’impose une unité de vue. D’ailleurs, le Protectorat insiste sur la « neutralité » des moines quand ceux-ci servent ses intérêts !

Ainsi, on utilise les bonzes dans les zones où l’influence siamoise est forte. En 1910, le résident de Kampot (ANC 14.420) constate que dans la région de Koh Kong la population parle siamois et propose d’imposer,

‘l’étude du cambodgien dans toutes les écoles indigènes et [d’envoyer] dans cette région des bonzes cambodgiens dont on se servirait comme agents de propagation.’

L’affaire est immédiatement soumise, en même temps qu’une proposition de subvention, au chef de l’ordre Mohanikay. On pourrait parler dans ce cas d’intérêts « nationalistes » convergents, mais le traitement de faveur accordé au clergé bouddhique par les Français recueille ses fruits dans des cas qui font singulièrement douter de 1’« indépendance » et de 1’« apolitisme » des bonzes. En 1926, le résident Bardez, en tournée dans la région de Pursat, est assassiné, ainsi que son secrétaire et un milicien. « L’affaire Bardez » (Achard 1926) a un grand retentissement, car les accusés osent réclamer un avocat  229 , lequel, scandale supplémentaire, s’efforce de prouver qu’il s’agit d’un crime politique. A la suite de cet incident, le roi envoie sur les lieux du crime le directeur de l’Ecole de Pali, dont le sermon est jugé si exemplaire, que Maître Achard, avocat de la partie civile, le reprend dans sa plaidoirie. Quoi de plus convaincant en effet que l’avis de ce haut dignitaire bouddhique, tout à fait « indépendant », qui stigmatise la lâcheté des habitants restés passifs « devant un pareil forfait » et les incite,

‘à être infiniment reconnaissants envers notre Vénéré Monarque et le Protectorat Français qui ont travaillé pour notre bien-être. (op. cit., 42)’

Si donc les religieux semblent avoir tendance à pencher du côté du pouvoir établi, il reste à élucider les motivations des rois khmers, qui ont créé une division en introduisant l’ordre Thommayut, lui-même récemment implanté au Siam. La question n’a pas été étudiée : les colonisateurs se contentent de dire que Norodom a copié son voisin siamois. Cette thèse est simpliste et difficile à soutenir. On pourrait l’admettre si le soutien que la royauté a accordé au nouvel ordre n’avait duré que le temps de la suzeraineté siamoise. Or il n’en est rien et Norodom et ses successeurs ont continuellement privilégié les Thommayut, leur conférant un statut d’égalité avec les Mohanikay, qui sont pourtant dix fois plus nombreux.

Il paraît plus exact de poser l’hypothèse que les mêmes pratiques ont correspondu, dans les deux pays, à des motivations, sinon identiques, tout au moins similaires. Mongkut, qui donna son impulsion à l’ordre Thommayut au Siam, semble avoir répondu à plusieurs préoccupations. D’une part, il lui fallait faire pièce sur leur terrain - celui du dogme - aux religions étrangères, en leur opposant une idéologie solide, qui pouvait soutenir le nationalisme siamois. D’autre part, l’ordre Thommayut, plus proche des sources cinghalaises, devait former une tendance moins attachée aux traditions et donc mieux adaptée à ses projets de modernisation :

‘By means of textual comparisons and exchange for views with Singhalese Buddhists, Mongkut and the other Thamayut priests sought to separate out the national accretions to Buddhism in Siam and restore the faith to a pure original form. (Vella 1957, 41)  230

Si l’on retient l’analyse que j’ai proposée des relations entre religion et pouvoir, on voit qu’en s’attachant à la pureté du bouddhisme, Mongkut renforce la partie de la religion populaire qui se prête le mieux à la centralisation de l’autorité. Dans le même temps, il se donne la possibilité d’agir sur l’orientation même de la religion. En fondant le bouddhisme sur des textes, il se donne la liberté de l’interpréter. En le coupant des pratiques, il affaiblit le contrôle populaire et en prépare la disparition. Le roi khmer est sans doute moins soucieux de modernisme, mais il a davantage le souci de renforcer ses possibilités d’action directe sur les fondements idéologiques de son pouvoir. Cela va apparaître avec l’échec populaire du nouvel ordre. Il ne se produit aucun schisme, la campagne ne se révolte pas, mais elle se désintéresse des nouveaux rites, d’ailleurs peu différents. Finalement, l’ordre Thommayut se concentre de façon presque exclusive à la capitale. En 1950, il ne recrute que 10 % des bonzes permanents et probablement une proportion plus faible encore de temporaires (Steinberg 1959, 70). Malgré cet échec, le roi continue à soutenir les Thommayut, au grand étonnement des colonisateurs qui ont incité les Mohanikay à suivre la même démarche, par exemple en créant une Ecole de Pali où sont étudiés les textes originaux

‘Le résultat déjà apparu de l’organisation nouvelle est d’accroître la culture des dirigeants du clergé, notamment ceux de la secte Mohanikay, d’unifier les doctrines et les rites et de préparer une entente qui n’est plus arrêtée que par des souvenirs trop récents et par des détails insignifiants. (AOM Paris Guernut, Bc ; 1936)  231

Pourtant, cette insistance du roi provoque des conflits puisqu’en 1908 le roi Sisowath lui-même se rend à Kas-Andet (en Kompong Cham), pour régler,

‘le différend survenu entre les habitants au sujet d’une pagode qui avait, sous l’influence du chef des bonzes, changé de rites sans l’assentiment général des pratiquants.[… le roi donna] quelques aperçus de haute morale bouddhique, en vue de démontrer que les deux rites existant au Cambodge pouvaient se pratiquer indistinctement sans offenser les principes religieux, qu’il n’y avait qu’une seule et unique religion, celle de Bouddha. (AOM Paris A 20 (60) c.9 20.11.1908)’

Mais les principales difficultés concernent la hiérarchie . Les Mohanikay n’apprécient guère d’être inclus dans des « apanages » dirigés par des Thommayut et protestent vigoureusement. Les rixes citées ci-dessus ne sont pas un cas isolé puisque les apanages religieux sont finalement supprimés en 1920 « à la suite de difficultés sans cesse renaissantes entre les deux sectes » (Baudoin 1927, 19). C’est que le roi, faute de transformer la religion populaire, va créer un clergé fréquenté par les membres de la famille royale et les dignitaires :

‘The bulk of the Cambodians attend the services of the Mohanikay whereas really smart people go only to the Thommayut churches [...] (Brodrick 1947, 114)’

ou encore,

‘[the Thommayut sect] is highly influencial in Phnom Penh and is identified with the king, the extended royal family, and other upper-class groups. (Steinberg 1959, 70) 232

Au sein de ce clergé, l’unité idéologique de la classe dominante va se renforcer, s’isoler du peuple dont les pratiques sont méprisées : on trouve ainsi le terme Mohanikay (« grand groupe »), traduit par « grand tas ». La religion royale attire évidemment des ambitieux trop nombreux pour les rares monastères et pratiquants, d’où la nécessité pour le roi de satisfaire à leurs demandes en leur attribuant des titres et des fonctions au sein de l’appareil Mohanikay.

On le voit, le problème des relations entre le pouvoir et les religieux doit être abordé avec prudence. La rareté des renseignements ne prouve pas que les influences n’existent pas. A contrario, il serait absurde de donner la vision manichéenne d’un pouvoir ayant à sa solde les religieux. En faisant pénétrer dans le sangha une hiérarchie, même symbolique, en tentant de la contrôler, en agissant sur les personnalités, le roi ne fait qu’utiliser les obscurités que crée la pruderie de la religion en matière de relations avec le pouvoir : il respecte l’indépendance de la religion et s’assure le soutien des religieux ... Le principe est simple, mais son efficacité est loin d’être toujours assurée.

Notes
229.

L’administration ordonne immédiatement une enquête pour identifier les Français séditieux qui ont suggéré cette initiative aux Cambodgiens.

230.

« Au moyen de comparaisons de textes et d’échanges de vues avec les bouddhistes cinghalais, Mongkut et les autres moines Thommayut cherchaient à détacher les particularismes nationaux du bouddhisme siamois pour restaurer la croyance sous une forme originale pure ».

231.

Cette appréciation devait se révéler particulièrement illusoire : l’ordre Mohanikay va scissionner à son tour en une tendance « moderniste » proche du Thommayut et une tendance « conservatrice » plus fortement imprégnée des traditions rurales.

232.

« La grande majorité des Cambodgiens suit les services des Mohanikay tandis que lu gens vraiment chics vont seulement dans les églises (sic) Thommayut ». La secte Thommayut « est extrêmement influente à Phnom-Penh et on l’identifie avec le roi, la famille royale et les autres groupes de la classe supérieure ».