2.1. La famille royale

Le roi, même de statut divin, reste un mortel, qui ne peut incarner complètement le pouvoir, abstrait et intemporel. L’idée de royauté , qui a vocation à combler cet écart, n’est pas clairement exprimée au Cambodge, mais on peut en trouver des prodromes dans le rôle symbolique de la famille royale : ancrée dans une mythologie, soumise à des règles de fonctionnement solidement établies, elle représente la continuité du régime monarchique.

La légende attribue à la famille royale cambodgienne deux filiations successives (Leclère 1894, l-5). Un prince d’origine indienne, « Preah Thong », épouse la fille du roi des naga ; celui-ci, pour doter sa fille, avale les eaux qui recouvrent le royaume. Le roi du Cambodge serait ainsi à l’origine même de l’existence de la terre khmère et, sans en être le créateur, en serait le dépositaire. Cette parenté prestigieuse est renouvelée et enrichie par une seconde filiation divine : le deuxième roi du Cambodge, « Preah Ket Méaléa », a pour mère la fille de « Preah Thong » et pour père une divinité hindoue importante, Indra.

Les règles qui régissent l’accès à la famille royale semblent rappeler cette nécessité de renouvellement de la filiation originelle qui apparaît dans le mythe : il existe une déchéance automatique  233 pour tous ceux dont la parenté avec le roi régnant dépasse le cinquième degré. En raison de leur origine, ces exclus ne retombent cependant jamais au niveau des hommes du peuple : ils entrent dans une caste particulière, celle des prea vongsa  234 , qui jouit d’un certain prestige et d’avantages divers. Aucun des prea vongsa ne peut prétendre au trône, même s’il n’existe aucun successeur possible  235 . Les membres de la famille royale doivent donc périodiquement « régénérer » leurs liens de parenté avec le roi, et on ne s’étonne pas de l’importance de la stratégie matrimoniale pour les princes.

Cette organisation particulière ne prend son sens qu’en relation avec la succession au trône : la monarchie khmère est semi-élective . A la mort du roi, les plus hauts dignitaires se réunissent et choisissent un nouveau roi au sein de la famille royale. Ce système est conforme aux principes généraux du « mandat bouddhique » dont dispose le roi : ce n’est pas une règle formelle abstraite qui peut décider de la « vertu » particulière d’un homme à diriger un peuple, mais sa capacité « réelle », dont on abandonne ici la détermination à un aréopage de mandarins. Les règles d’exclusion de la famille royale permettent le bon fonctionnement de la procédure : il y a possibilité de choix, ce qui donne un sens à l’élection, sans que le nombre des candidats soit exagéré. En fait, ce mode « normal » de dévolution de la couronne semble exceptionnel (Leclère 1894, 21). Tout d’abord, les prétendants, qui pourraient être plusieurs dizaines, sont en fait peu nombreux, le choix se limitant en fait à la proche parenté du roi. Ensuite, l’élection n’a pas toujours lieu : le roi qui abdique a la possibilité, souvent utilisée dans l’histoire khmère, de désigner son successeur. Plus souvent encore, le roi, sans aller jusqu’à ce point, essaie d’imposer son successeur ; les trucages ou les jeux d’influence sont alors moins importants qu’une stratégie à long terme très complexe. Il faut éliminer progressivement tous les opposants sérieux et favoriser ostensiblement l’« héritier » en lui accordant des titres, jusqu’à en faire l’obbareach, dont l’histoire montre qu’il recueille souvent les suffrages. La coutume tient compte du caractère critique de la période de vacance du trône : les électeurs doivent se réunir au plus tard le lendemain de la mort du roi et ne peuvent se séparer avant d’avoir élu son successeur (Moura 1883, I, 236). Les colonisateurs étaient conscients des dangers politiques de la succession et prenaient soin d’investir leur candidat avant même d’annoncer la mort du roi en place ! (Osborne 1972).

Enfin, il faut mentionner les usurpations, assez nombreuses dans l’histoire khmère. Elles soulignent l’importance de la famille royale comme institution. En effet, tous les usurpateurs se réclament d’une parenté avec le roi, qu’il est difficile de contester, ne serait-ce qu’en raison de la polygamie considérable et changeante du roi et des princes. Un frère d’Ang Duong, nommé Ang Phim, ressuscite ainsi plusieurs fois pour les besoins des prétendants à la couronne de Norodom. L’usurpateur, fort de ses « pouvoirs magiques » (cf. infra Ch. 10), cherche moins par là à faire des dupes, qu’à affirmer sa volonté de continuité . Les usurpations réussies, qui ont sans doute bénéficié de complicités à un niveau élevé, y compris au sein de la famille royale, se terminent par l’assimilation du vainqueur, ainsi confirmé dans sa légitimité.

Les querelles dynastiques et les usurpations montrent que l’existence de la famille royale ne suffit pas à assurer la stabilité du pouvoir royal. Une approche juridico-politique classique n’apporte guère d’éléments solides : l’élection alimente des conflits, mais crée des consensus stabilisateurs. Le bouddhisme n’a sans doute pas institué la monarchie semi-élective, mais il a contribué à son maintien. Ce faisant, il a largement déterminé la stratégie politique du roi vis-à-vis des dignitaires.

Notes
233.

Il existe d’autres formes de déchéance moins originales, comme celle qui frappe les princesses qui épousent un roturier.

234.

C’est la terminologie courante. Aymonier (1900, I, 62) appelle au contraire les membres de la famille royale juqu’au 5° degré « Srah Vansa » et les autres « Brah Van ».

235.

Dans ce cas, qui ne semble jamais s’être présenté, on désignerait un bakou (Aymonier id, 65 ; Leclère 1894,11)