2.2. Principes de la stratégie royale  236

Le pouvoir royal souffre de son absolutisme de principe : la contrepartie du pouvoir, lorsqu’il existe un minimum de consensus autour de lui, est le tabou  237 . Le roi a davantage de potentialités que de capacités réelles à exercer son autorité. Par exemple, il vit confiné dans son palais. Un protocole rigide règle ses sorties dans la partie publique du palais et a fortiori dans la capitale, où il est accompagné d’une suite impressionnante et précédé d’un orchestre, qui alerte les passants et leur donne le temps de se prosterner. Même ses sorties de chasse se font en grand équipage. Elles ne sont d’ailleurs que des tolérances, favorisée par leur localisation dans des zones peu peuplées : le seul fait d’adresser la parole au roi est considéré comme un crime puni de mort  238 . Il y a des exceptions, comme les voyages diplomatiques. Le roi Ang Duong se rendait parfois à Kampot pour régler son commerce. Mais l’essentiel de la vie du roi se passe bien au palais : Norodom déclare ainsi qu’il n’est jamais allé dans le khêt de Srey Santhor, pourtant fort proche de la capitale (AOM Paris A 30 (74) c.18 ; 23.07.1885).

Le roi est donc fort isolé : il ne peut pas espérer contrôler ses intermédiaires par des contacts directs, bien que tout le monde puisse faire appel à sa justice en frappant sur le gong qui se trouve à l’entrée du palais. De plus, il n’existe pas d’appareil administratif proprement dit et le roi ne peut donc se fier qu’à des individualités. C’est bien ce qu’exprime la cérémonie bi-annuelle de « l’eau du serment », pour laquelle tous les gouverneurs de province doivent se rendre à la capitale. Là, ainsi que les mandarins « de l’intérieur », les femmes du palais et les princes, ils boivent une eau consacrée dans laquelle ont été trempées les armes du roi. Puis ils prêtent un serment de fidélité solennel. Les parjures s’exposent à la vengeance du roi et, surtout, des génies et divinités invoqués. Cette menace ne semble pas être considérée comme négligeable : les comploteurs préfèrent se désigner à l’attention du roi en cherchant des prétextes pour ne pas assister à la cérémonie, plutôt que de risquer le parjure.

Cependant, ce système ne peut suffire et le roi cherche plus des alliances qu’il ne fait usage de son autorité. Il y est d’ailleurs contraint dès le départ car il lui faut franchir le cap de l’élection, épreuve pour laquelle le soutien éventuel de son prédécesseur n’est pas suffisant. Les électeurs ne sont même pas tenus de choisir l’obbareach ; Sisowath ne contredit pas cette déclaration de Moura, faite lors de négociations secrètes :

‘Vous parlez de vos droits au trône ; mais vous savez bien que vingt autres Princes ont, à très peu près, les mêmes titres que vous, que ce sera l’affaire des mandarins, et le rôle surtout du Gouverneur français, de désigner [...] (AOM Paris A 30 (26) c.l4 ; 1875)’

Le prétendant doit donc s’appuyer sur les grandes familles de dignitaires et il lui est difficile, par la suite, de renverser complètement ses alliances. Les Codes se font l’écho de cette obligation : le roi doit nommer celui « qui est de famille vraiment noble » et qui « connaît les grandes familles » (I, 81) et s’entendre avec les grands « Celui qui est le roi doit veiller toujours à ce que les hommes puissants soient d’accord avec lui » (id, 87).

Les alliances sont souvent scellées par des mariages et le roi, une fois désigné, va être le seul à pouvoir utiliser la polygamie comme un levier politique : les filles de grande famille ne peuvent pas accepter d’être seulement des secondes épouses, même de dignitaires. Par contre, ce sera un grand honneur pour elles d’être choisies pour le harem royal. Or, celui-ci fonctionne avec une grande souplesse : des femmes y entrent, achetées ou recrutées par les émissaires royaux, ou offertes par les mandarins. D’autres en sortent « Sa Majesté Norodom les marie à ceux qui lui en font la demande, et au besoin les offre en cadeau »  239 . On voit que le roi, s’il ne contrôle pas la circulation des épouses, dispose d’un « stock » important, environ 300 femmes, dont une bonne part sert d’otage ou de moyen de pression.

Bien qu’il attache une grande importance à la surveillance des femmes du palais, celle-ci semble mal assurée : en septembre 1873, quatre hommes et deux femmes sont exécutés pour adultère (id) ; en 1874, un page et une femme du roi, ainsi que deux entremetteuses, sont traités de la même façon :

‘Ces trois coupables furent fusillés avec douze fusils, puis on leur coupa la tête et leurs têtes furent exposées sur des bambous. Quant à la femme monéang Chhay, comme on ne pouvait la fusiller, parce qu’elle avait eu deux enfants du roi, une fille et un fils qui existaient encore, elle fut décapitée avec le sabre. (Codes I, 176)’

En 1884, un prince est impliqué dans une affaire d’adultère et le rapport précise :

‘Les autres fils du roi, qui, tous, ont des relations avec les femmes du palais, sont dans une grande inquiétude et craignent la dénonciation du prince Phantavong. (Gougal AOM Paris A 30 (68) c.18 ; 1884)’

Quelques années auparavant, Aymonier tente d’obtenir la grâce du roi dans un cas similaire On apprend alors que le « vertueux » Ang Duong n’était pas davantage respecté, mais qu’il « se contentait de mettre les femmes infidèles dans les maisons de tolérance » (AOM Paris A 30 (44) c.15 ; 1880).

Le fait que les liaisons avec les concubines royales soient si nombreuses, malgré l’extrême sévérité des sanctions, suggère qu’ aux passions devaient s’ajouter les ambitions . D’une part, le roi contrôle le mariage des princes qui doivent obtenir son autorisation. De ce fait, il peut faire pression sur les princes et sur les dignitaires souvent en quête d’un rapprochement avec la famille royale. D’autre part, en dehors de toute union, les femmes du palais sont recherchées pour leur influence sur le roi. Le palais est le miroir des querelles de la classe dominante et le lieu de stratégies tortueuses souvent efficaces car le roi très isolé cherche conseil où il peut :

‘Le palais est un foyer d’intrigues ; les femmes se dénoncent les unes les autres, et comme elles sont apparentées aux principaux mandarins, c’est-à-dire aux juges, on ne peut exactement savoir si leur condamnation est régulière, si elle n’est pas la conséquence d’une vengeance personnelle. (Gouv. Gal., rapp. cité)  240

Ces rapprochements sont par essence assez durables. Ils concernent les hautes sphères de l’administration : les ministres, les okhnha, se recrutent souvent dans les mêmes familles et ont une position, sinon une fonction, stable. Le roi ne touche guère aux privilèges  241 , se contentant éventuellement d’attendre le décès d’un titulaire, souvent déjà âgé à cause de la longueur du cursus. A l’échelon inférieur, par contre, il existe des transferts et des mutations de personnes incessants. Eviter les complots et conserver une part suffisante des revenus fiscaux sont les deux grandes préoccupations du roi. La solution devrait être la création d’un véritable appareil administratif, aux multiples contrôles internes et externes, dont le roi serait le centre. Or le roi ne peut pas mettre en place les mécanismes d’un tel appareil.

En effet, il lui faut choisir entre les objectifs politiques et financiers. Cette alternative est évidente lorsque les Français prennent en main l’administration cambodgienne. Evidemment, ils souhaitent sélectionner les mandarins pro-français. Ils s’adressent pour cela aux ministres auxquels ils peuvent se fier, lesquels font appel à leur clientèle, bien souvent contre espèces sonnantes et trébuchantes. Oum et Thiounn, respectivement premier ministre et secrétaire général du conseil des ministres, sont accusés de corruption lors de l’affaire Yukanthor : le Protectorat se contente de leurs dénégations, pourtant peu convaincantes (AOM Paris NF 581). En 1899, le conseil des ministres doit nommer un gouverneur dans la province de Choeung Prey. Le Résident, qui ne connaît aucun des candidats, s’en remet au choix de Oum qui désigne un de ses clients, pourtant condamné pour prévarication (ANC 13.613). La fidélité passe donc avant tout et évidemment elle n’a pas de prix... Elle n’est pourtant jamais garantie, puisqu’elle est obtenue par l’argent et/ou par la force. De plus, le roi ne peut pas se contenter de gratifier le plus grand nombre pour dominer les minoritaires. Dans ce cas, il prendrait un double risque. Le premier serait de donner à bon nombre de personnalités une stabilité dangereuse pour lui, dont la permanence n’est jamais assurée. Le second serait de pousser la minorité, exclue de fait, à abandonner l’intrigue inutile pour la révolte.

La rotation des charges est la seule solution à ce problème. Elle va permettre de trier ceux qui sont fidèles jusque dans la disgrâce, de donner des espérances à tous les postulants et de récupérer une partie des sommes volées au Trésor. Là-encore, les Français vont suivre les traces du roi. Ils procèdent effectivement à des limogeages « moralisateurs », mais ils ont alors des problèmes de recrutement, car la classe dirigeante n’est pas indéfiniment extensible. Le Résident cité ci-dessus qui accepte un gouverneur corrompu reprend une tradition ancienne :

‘On voit souvent des mandarins condamnés à la chaîne pour prévarication reprendre leur fonction après avoir payé leur peine. (Moura 1883, I, 289)’

On peut citer aussi l’exemple de ce Résident de Phnom Penh, contraint de supporter pendant trois années le gouverneur de Ponhéa Lu dont il avait demandé la révocation (AOM Aix 3 E 3 (1) ). Après 1912, le Protectorat essaie de briser les réseaux de solidarité qui se recréent sans cesse au sein de l’administration et court-circuitent les contrôles. De 1912 à 1915, dans les seules Résidences de Prey Veng et Svay Rieng, Forest (1978) recense, dans les rapports disponibles à Aix (3 E 9 (5)), 27 mouvements de gouverneurs, 23 de balat, 27 de juges et 14 de yokebat. C’est qu’un système d’achat/vente bien installé est extrêmement difficile à briser, comme on peut le constater quotidiennement dans les pays « en voie de développement » : une place achetée doit être amortie et le réseau de la « corruption » descend jusqu’au plus bas niveau, devenant alors tout à la fois la finalité et le mode normal de fonctionnement de l’ensemble. L’équation « pouvoir égal richesse » est exacte au Cambodge, si l’on précise que c’est le pouvoir qui permet de s’enrichir et que tout pouvoir doit enrichir.

La complexité et la confusion de l’appareil administratif, ses fréquents conflits de compétences, apparaissent alors paradoxalement comme un moyen de contrôle : seuls les plus hauts dignitaires ont des réseaux de clientèle suffisamment étendus pour détenir les innombrables clefs nécessaires à l’organisation de la fraude. En revanche, il est impossible qu’une telle administration remplisse des fonctions réelles, puisque sa logique interne, son but, sont le prélèvement « fiscal » et sa redistribution vers le haut de la hiérarchie. Au XIX° siècle, l’argent circule dans un réseau de prestation/redistribution : les hauts dignitaires « investissent » dans des clientèles et consomment de façon ostentatoire, puisque la richesse ne peut servir à la puissance que si elle s’expose.

Cette centralisation des prélèvements permet au roi d’exercer une certaine surveillance : les dignitaires de l’intérieur ou les gouverneurs sont souvent à la capitale sous les yeux du roi et des intrigants jaloux... En 1882, le Représentant Fourès incite le gouverneur de Kompong Svay à se faire construire une maison plus belle et à restaurer la citadelle celui-ci répond que,

‘s’il le faisait, il serait infailliblement changé car on le soupçonnerait d’être riche. (AOM Aix 10.169)’

Visiblement, le roi sait faire « rendre gorge » (c’est l’expression généralement utilisée) à ceux qui abusent de sa confiance. Parfois, sans doute lorsqu’il a affaire à des puissants, il sait y mettre les formes :

‘La pagode de Compong-Luong est remarquable ; celui qui la construit (car elle n’est pas encore tout à fait terminée) y a été obligé par le père du roi actuel qui a voulu lui faciliter ainsi les moyens d’écouler les trop grandes richesses qu’il avait acquises en percevant les douanes royales. (Le Faucheur 1872, 16)’

La coercition directe n’est pas toujours nécessaire, puisque la loi fait du roi un héritier privilégié. A la mort des dignitaires, leurs biens sont inventoriés. Selon les récompenses protocolaires dont ils ont bénéficié pendant leur service, leurs biens feront retour au trésor ou, au contraire, seront transmis à leurs héritiers. Dans le cas intermédiaire, sans doute le plus fréquent, où le roi ne leur a attribué que des récompenses mineures, deux catégories sont faites :

‘Il faut prendre l’armement, les ornements, les attributs qui sont : le hamac, la chaise à porteur, l’aiguillière, la boîte à bétel, les chaussures, le parasol de cérémonie, le parasol à porteur et les parapluies grands et petits, le crachoir, le thang rong [boite à bétel] complet qu’on emporte quand on va saluer le roi, un éléphant, un cheval, une pirogue de sept brasses de longueur, car ce sont tous ces objets qui sont dits tréap photyéa et qu’on doit faire rentrer au Trésor du roi. (Codes I, 342, a.7)’

On voit que cette énumération évocatrice rassemble tous les signes extérieurs de la fonction mandarinale : le roi reprend les marques d’autorité et de dignité qu’il est censé avoir conférées (I, 375, a.1). Les autres biens, dits « morodâk » sont partagés :

‘Une partie doit être versée au Trésor royal, une partie doit être remise à son père et à sa mère, une partie doit être laissée à son épouse [...] (id, 343, a.7)’

Le roi dispose donc d’un certain nombre de jokers, mais il est loin d’être le maître du jeu.

Notes
236.

La stratégie royale n’est évidemment pas indépendante des réactions qu’elle suscite, qui seront étudiées plus loin.

237.

Même si, dans certains cas, il bénéficie du droit d’enfreindre certains tabous (cf. supra l’inceste ou certains interdits rituels).

238.

Les Codes mentionnent la grâce accordée par le roi à un paysan qui ne l’avait pas reconnu. Le roi justifie sa mansuétude en disant « Un roi doit rester dans son palais et non courir seul la forêt ».

239.

D’où l’indignation vertueuse d’un Gouverneur Général qui tient a préciser que le harem n’est pas « comme le sérail musulman une institution familiale, vicieuse au point de vue social, mais décente dans sa forme ». (AOM Paris A 30 (44) c.l5 ; 1880)

240.

Ou encore, à propos d’une femme du roi « Elle ne sort presque jamais du Palais, mais elle a au-dehors des parents pour soulever des procès, [où] elle pèse fortement sur la balance ». (id, A 30 (22) c.l3)

241.

Ce n’est évidemment pas une situation propre au Cambodge : dans une lettre de 1893, le roi du Siam Mongkut souligne l’importance des puissants (phu yai) dans l’élection du roi et la nécessité de les ménager. (in Akin Rabibhdana 1969, 146).