2.3. Stratégie et tactiques mandarinales

La stratégie royale sert de référence pour la couche des dignitaires. Plus précisément, l’acceptation même des « règles du jeu » est l’une des forces unifiantes de la couche des dignitaires, qui est à l’oeuvre jusque dans les révoltes.

Pour devenir dignitaire et le rester, il faut sans cesse donner des preuves de sa fidélité au roi. La famille royale forme une caste ; par contre, on ne naît pas dignitaire, on le devient. Les dignitaires ne forment pas une noblesse, ils sont des images du roi, choisies par lui. Il reste à s’interroger sur le degré réel de mobilité sociale, et notamment sur la possibilité pour des hommes du peuple de devenir mandarin. Diverses voies semblent possibles. L’élément essentiel est de pouvoir approcher le roi pour lui prouver ses talents. Le héros d’un conte, Thmenh Chhey, se fait vendre par sa mère à un homme riche qui a accès à la cour ; il montre alors son habileté en ridiculisant son maître, qui s’en débarrasse en l’offrant au roi. D’autres héros abandonnent complètement leur famille, épousent de riches héritières, etc. Mais les occasions les plus propices aux promotions rapides sont la guerre et la répression des insurrections : les plus vaillants n’hésitent pas à s’attribuer des titres que le roi validera par la suite.

On ne doit cependant pas surestimer ces possibilités d’ascension sociale. C’est qu’en période de paix, le roi se méfie des individualités trop brillantes qui pourraient, par leur intelligence, se situer sur le même plan que lui et le mettre en danger. L’histoire de Thmenh Chhey est exemplaire de ce point de vue. Le héros, rappelé au moindre péril, est régulièrement disgracié après ses victoires :

‘Sans cesse il jouait Sa Majesté qui finit par le craindre sérieusement. Le roi pensait qu’avec son intelligence il viendrait aisément à bout s’il le voulait de s’approprier les biens de la couronne [...]. (Monod 1943, 75)’

Le roi préfère créer des liens par un contact prolongé, pendant lequel il accorde des gratifications qui vont lui attirer une reconnaissance durable. Le corps des pages royaux joue le rôle d’un filtre, sélectionnant, homogénéisant et formant les futurs dignitaires :

‘C’est presque exclusivement parmi eux [les pages] que le roi choisit ses mandarins. Du reste, tous les mandarins, même les plus grands, tiennent à honneur à faire admettre leurs enfants parmi eux malgré les fonctions serviles qu’ils remplissent d’ordinaire près du roi. (Le Faucheur 1872, 8)’

Traités comme des domestiques, ces 400 jeunes gens commencent à apprendre l’essentiel : manifester la différence du roi par des gestes ou des attitudes, comme la prosternation ou l’acquiescement systématique. Mais ils s’initient surtout à ces formalismes si difficiles à acquérir : le respect d’une hiérarchie tortueuse et impérative  242 , la pratique du langage qui lui correspond, et le sens des petites intrigues. Placés ainsi au plus bas de la hiérarchie, ils devront leur promotion aux faveurs du roi.

La plus importante pour leur avenir est l’autorisation d’entrer au vat, surtout si le roi accorde son parrainage ou des dons. On a vu que la générosité des parents du bonze peut lui permettre d’acquérir rapidement cette auréole de bonne conduite religieuse dont ne saurait se passer une future personnalité. Plus prosaïquement, le séjour au monastère, souvent à la capitale, est un moyen incomparable de nouer des relations directes - ou indirectes par le biais des maîtres spirituels - avec des princes ou des fils de hauts dignitaires.

Le jeune homme, qui a prouvé sa docilité, puis sa moralité, peut alors espérer une petite fonction. Après s’être initié aux arcanes des alliances et des stratégies familiales, il contracte un mariage utilitaire qui assure ses arrières pour des intrigues de plus grande ampleur : il lui faut maintenant approcher de plus près le roi, démontrer sa volonté de récompenser celui-ci de sa générosité passée et affirmer ses ambitions  243 . Certaines occasions sont favorables : celui qui participe activement à la répression des révoltes assure son avenir. La biographie de Oum, nommé premier ministre en 1888 le montre bien  244  : à 23 ans (1844), il est chargé de négocier la paix avec les Vietnamiens ; l’année suivante, responsable de la garde des biens royaux, il a le titre d’okhnha. Puis il participe à de nombreuses opérations militaires, ce qui lui vaut, après l’avènement de Norodom, le titre de suppléant au ministre de la guerre (en 1861, il a 40 ans). Il continue à rendre de grands services à Norodom : lorsque celui-ci s’enfuit à Battambang en août 1861 (révolte de Si Votha), c’est Oum qui mène les opérations en son absence et le réinstalle sur le trône en mars 1862. Pourtant la carrière de Oum se ralentit, car les hautes fonctions ne se libèrent qu’au décès de leur titulaire. En 1868, il est ministre de la guerre, en 1877, ministre de la justice et en 1888, sans doute grâce aux Français qu’il soutient, premier ministre.

Tous les postulants n’ont pas une carrière aussi brillante. En l’absence d’actions d’éclat, il faut surtout compter sur le réseau d’alliances, sans lequel rien n’est possible : les fonctions de juge, de gouverneur, si elles sont les plus lucratives, sont aussi les plus instables ; celui qui perd sa fonction, perd la source essentielle de ses revenus. Les réseaux familiaux assurent la redistribution des prélèvements fiscaux, des titres.

Le mode de recrutement des dignitaires, les règles tacites de fonctionnement de la couche sociale qu’ils forment, donnent à celle-ci une homogénéité très forte dans ses principaux comportements. Les dignitaires méprisent les paysans. Et ceci est vrai même pour ceux dont l’origine est modeste :

‘Du jour où il est porteur d’une commission revêtue du grand cachet rouge, le preah sangha (sceau royal), il est métamorphosé. Le peuple n’est plus pour lui qu’une vile chrysalide dont il est le papillon. Il le voit de très haut, « poussière des pieds de Sa Majesté » dont il est lui-même « l’oeil, l’oreille et le bras ». (Collard 1925, 138)’

Quant au roi, à la fois révéré et spolié, il n’est guère de conflit qui ne requière son arbitrage.

Notes
242.

« Si un dignitaire prend une place plus élevée que celle qui convient à son grade, il faut lui mettre la corde au cou, le faire sortir et lui réclamer le prix de la corde au cou » (Codes 1, 201).

243.

« Celui qui est le roi doit reconnaître les services rendus ; alors il pourra être le maître du peuple, le commander et être glorieux et superbe » (Codes I, 85).

244.

AOM NF 581 ; 1900. Biographie écrite par Oum lui-même à l’occasion d’une affaire de corruption.