2.4. Qui exerce le pouvoir réel ?

Le système relationnel existant entre le roi et les dignitaires fait que celui-ci n’a qu’un contrôle très imparfait sur ceux qui exercent l’autorité en son nom. Des textes de l’époque qui abordent ce thème, il ressort deux tendances : le roi semble incapable de contrôler des actions , bien qu’il s’impose, souvent avec vigueur, aux hommes , par sélection préalable ou sanction a posteriori.

Nombreux sont les exemples où l’administration fait preuve d’inertie, ou de mauvaise volonté, ou organise la fraude. La loi sur les envoyés du roi donne une bonne idée de ces comportements : manque de respect au roi, détournement de biens, fausse interprétation des ordonnances royales, modification de leur texte, désobéissance, etc. (Codes II, 253-255). Les rapports des Résidents témoignent de l’existence de ces pratiques. On a vu que le pillage des impôts, ou les abus de pouvoir sont systématiques, mais on trouve aussi plus épisodiquement d’autres infractions aux ordres royaux. Mouhot (1872) obtient d’Ang Duong des réquisitions pour des boeufs, des chariots et des éléphants. Après s’être beaucoup démené, il n’obtient que des bêtes en mauvaise santé, qu’il finit par refuser. Doudart de Lagrée, qui a accompagné Norodom à Kampot, refuse les vivres que celui-ci lui propose et se justifie en écrivant :

‘D’ailleurs ses ordres sont si lentement et si mal exécutés que nous n’aurions pas pu compter sur un service régulier.  245

Certes, dans ces divers cas, le bénéficiaire n’est pas le roi et son autorité n’est pas ouvertement bafouée, mais on ne peut en dire autant à l’occasion des conflits que provoque périodiquement la cérémonie de « l’eau du serment ». Ainsi, en 1888,

‘Tous les fonctionnaires de province sont réunis à Phnom Penh pour y boire l’eau du serment devant le roi. Seul le Pusnuluk Chhuc, gouverneur général des provinces de l’Ouest, s’est excusé sous différents prétextes et même avec une certaine arrogance qui a décidé le roi à lui intimer l’ordre de venir sous peine d’être destitué. (AOM Paris A 20 (27) c.6)’

En 1881, le roi décide la suppression des droits de douane sur les tabacs, mais le ministre du palais refuse d’appliquer cette mesure dans la province qui lui sert d’apanage, en alléguant que le roi n’a pas à y intervenir (AOM Aix 10.169 ; 1881).

A se limiter à ces extraits, on aurait le portrait d’un roi potiche, certes doté de privilèges, mais n’ayant pas d’intervention réelle. Or, nombre de documents montrent qu’il convient de nuancer cette proposition. En particulier le gouverneur de province, qui serait le personnage le plus indépendant, est loin d’être un petit roi, pouvant se contenter d’un vague hommage vassalique au souverain. L’arrogant « Pusnuluk » cité ci-dessus n’est pas un personnage ordinaire, mais l’un des chefs de l’insurrection de 1885-86, qui s’est rallié tardivement  246 . Le même Résident qui a rapporté l’incident semble bien considérer qu’il s’agit là d’une exception :

‘On dit couramment que le gouverneur est le seul habitant de sa province qui n’y ait aucune influence. [...] les gouverneurs sont d’une instabilité qui est en raison directe des besoins du palais. (AOM Paris A 20 (27) c.6 ; 1889)’

D’ailleurs, les gouverneurs ne peuvent s’opposer aux empiètements des envoyés du roi, dont se plaignent pourtant les habitants de Muk Kompul (AOM A 30 (22) c.13 ; 1874). Les sanctions ne sont pas rares non plus : en 1881, le gouverneur de Baphnom est mis à la chaîne pour n’avoir pas fourni son contingent de corvéables (AOM Aix 10.169). D’un autre côté, certains gouverneurs acquièrent une certaine autorité. Lorsque le roi crée une nouvelle province (Chickreng), les habitants, mécontents de ce changement, assassinent le gouverneur envoyé par le roi. Quand le roi prétexte de l’âge du sdach tranhde Kompong Svay pour le rappeler à Phnom Penh, il a des inquiétudes pour le sort de son remplaçant (un autre sdach tranh) et demande à Moura d’accompagner celui-ci pour sa prise de fonctions. Cinq mille personnes sont rassemblées à Kompong Thom, la capitale provinciale. Moura obtient assez facilement l’agrément des « chefs » (sans doute les mesrok), mais il n’a « aucun succès » auprès du peuple et doit « palabrer 4 ou 5 jours (AOM Paris A 30 (14) c.11 ; 1869).

Finalement, le personnage du gouverneur est ambigu. Sa capacité à s’opposer au roi dépend du soutien de la population locale qui est difficile à obtenir. D’une part, les gouverneurs sont très souvent déplacés  247  ; d’autre part, même si Aymonier les considère comme « près du peuple » et donc « moins exigeants », il doit reconnaître qu’ils ont un grand nombre de fonctionnaires irréguliers et qu’ils achètent cher les provinces, même éloignées (900 $ pour Romduol ; AOM Paris A 30 (SS) c.l3 ; 1874). La stratégie du roi limite donc largement leur influence potentielle puisqu’ils sont contraints de rentrer, parfois rapidement, dans leurs fonds et que pour cela ils ne peuvent guère éviter de s’aliéner la population. Seuls les sdach tranh,qui bénéficient de la stabilité des très hauts dignitaires, présentent un danger, et on peut penser que le roi les sélectionne avec un soin particulier.

Les mêmes incertitudes apparaissent lorsqu’il est question des ministres : Klobukowski, chef de cabinet du gouverneur Thompson, envoyé à Phnom Penh pour préparer la convention de 1884, s’avère incapable d’identifier les responsables du refus auquel il se heurte : les ministres lui affirment que « le Roi est tout dans le Royaume », alors qu’il voit que le roi « paraît toujours subordonner son avis à celui de ses ministres ». Thompson, qui veut imposer la force, va interpréter à sa manière le rapport de son subordonné, puisqu’il écrit au ministère (AOM Paris A 30 (67) c.18 ; 1884) :

‘Or, il n’est douteux pour personne que les ministres cambodgiens, dont la situation, les biens, l’existence même, dépendent du caprice royal, n’ont à côté du souverain aucun pouvoir, aucune autorité et n’ont jamais osé le contredire.’

On voit que Thompson tranche dans un débat où les opinions contradictoires abondent. Moura, malgré son expérience, ne semble rien comprendre au mode de nomination des mandarins. Il constate bien que le roi est très mal placé pour faire un choix  248 , mais il conclut, dans le même rapport, de deux façons opposées : d’un côté, ce seraient les ministres qui chercheraient les postulants et les présenteraient au roi, de l’autre ce seraient les femmes du palais :

‘Les cinq grands Mandarins ne sont jamais consultés et c’est sur les femmes du palais [...] que les intrigues font agir au moyen de présents souvent considérables. (AOM Paris A 30 (22) c.l3 1874)’

Au total, il est difficile d’admettre, comme les anciens administrateurs, que le pouvoir royal est absolu ; mais on ne peut davantage prétendre, comme les auteurs contemporains (Osborne 1969 ; Forest 1978) qu’il est purement symbolique. D’un côté, les très hauts dignitaires, dont la stabilité est bien assurée, s’opposent rarement au roi, parce qu’ils ont les moyens efficaces de le persuader (en manipulant l’information, l’opinion) ou de le gruger… De l’autre, le souverain n’est pas dupe et on le voit pour l’administration fiscale : bien qu’elle soit un « ramassis de caisses », le roi dispose de moyens très divers qui lui permettent de prélever sa part.

Notes
245.

Lettre du 21.04.1865 ; cf. aussi Bouillevaux(1874, 147).

246.

Son comportement anti-français provoquera son limogeage.

247.

Cf. le conseil donné au roi dans les Codes (1, 100) : « Il est bon de ne laisser un gouverneur en fonctions qu’un temps convenable ».

248.

« Le Roi vit trop à l’écart de ses sujets pour les connaître […] afin de pouvoir désigner ceux d’entre eux qui seraient les plus aptes a occuper les emplois vacants », Rapport de Moura cité.