2.5.1. La force

La « force » est la seule institution manifestant, au sein même de la hiérarchie, un certain choix de la part des paysans. Il en résulte évidemment que la possession d’une « force » importante est, pour un dignitaire, un moyen de pression efficace pour ne pas être destitué ou pour mener des luttes d’influence à la cour. En effet, le patron peut espérer s’attirer la fidélité durable de ses « clients ». Si, comme le dit Aymonier (1900, I, 74), les Cambodgiens ne se présentent guère les mains vides devant leur « patron », ils espèrent bien en tirer quelque avantage. Ainsi, le même auteur, dans un rapport de 1874 (AOM Paris A 30 (22)), note-t-il la tendance des paysans à choisir des « grands » comme mekomlang afin d’échapper aux corvées. Il n’y a nul doute que certains chefs habiles aient compris l’intérêt des dispenses pour s’assurer l’adhésion durable d’un certain nombre de paysans, prêts à les appuyer dans les querelles

Mais les possibilités dans ce sens semblent fort limitées. On peut même se demander si la force n’a pas été un facteur de désordre renforçant l’autorité du roi, en particulier face aux gouverneurs. En fait, le système est même plus subtil, puisqu’il oppose les mandarins de « l’intérieur » à ceux de « l’extérieur ». Pour l’essentiel, les chefs de force sont des dignitaires de la capitale. Ce n’est pas une obligation, comme le dit Aymonier (1900, I, 74), puisque Leclère donne une liste détaillée des « chefs » potentiels comprenant les chauvay, les mesrok et les chumtup, mais on peut penser qu’il s’agit du cas le plus fréquent : le paysan souhaîterait peut être la protection du gouverneur de son khêt, mais celle-ci ne sera plus efficace, si, comme cela est souvent le cas ce gouverneur est muté ailleurs. Or, l’organisation de la levée des hommes suppose une collaboration entre le chauvay, qui a un rôle de contrôle et de multiples « chefs » qui jouent le rôle actif (Codes I, 102-114 ; notamment art. 64, 74, 76). Les occasions de confrontation entre « l’intérieur » et « 1’extérieur » à propos de l’utilisation de la force sont donc multiples. Les chauvay doivent empêcher toute levée « sauvage », voire même renvoyer à Phnom Penh « faire leur service » les mandarins de l’intérieur ou les anciens mandarins de l’extérieur qui résident dans leur khêt sans autorisation royale (Leclère 1894 a, 216). D’un autre côté, les patrons assistent leurs clients, rendent justice, etc., et empiètent donc sur les prérogatives des gouverneurs.

Jusqu’en 1868, le souci de renforcer « l’intérieur » contre les gouverneurs apparaît dans la hiérarchisation des clientèles :

‘étaient compris, dans le Kâmlang d’un grand mandarin, outre les hommes du peuple qui l’avaient choisi personnellement, tous les Kâmlang des mandarins inférieurs ses subordonnés. De sorte que les divers Kâmlang venaient tous se fondre en quatre grands dont les chefs (chaufai) étaient les châdo sedam [les quatre ministres] (Aymonier 1874, 27)’

Après cette date, les forces deviennent « personnelles », ce qui diminue sans doute sensiblement l’autorité des chefs de forces : le premier ministre a 1.000 clients (sur 40.000 corvéables) et certains petits chefs n’en ont que deux ou trois. Ce nouveau système est d’ailleurs une source supplémentaire de désordre : la hiérarchie (numérique) des komlang peut ne pas coïncider avec celle, protocolaire, des titres et des rangs.

La force, telle qu’elle est organisée, en ajoutant à confusion du schéma administratif cambodgien, contribue à l’équilibrer. Le Protectorat, pourtant fort centraliste, laisse d’ailleurs longtemps subsister la force, qui est un moyen d’information sur les doléances des populations contre les autorités locales (Leclère 1890, 20). Un échange de lettres entre le Résident de Stung Treng et le Résident Supérieur illustre bien le fonctionnement de la force. Le fonctionnaire provincial souhaite supprimer les « chefs de clientèle » pour n’avoir plus « qu’un chef unique relevant du Gouverneur et du Résident ». Le Résident Supérieur l’incite à la prudence dans son action « pour le développement de l’individualisme de l’homme » qui ne doit pas « ruiner le groupement si commode au point de vue administratif » (AOM Aix 21.740 ; 1905).