2.5.2. L’esclavage pour dettes

L’esclavage pour dettes semble une relation bien plus dangereuse pour la royauté. Posons le problème de façon simple : il existe des conditions propices à la formation d’une classe « d’usuriers » profitant des faibles revenus ruraux. Si l’on excepte les commerçants (cf. infra), les prêteurs sont des dignitaires. Comment expliquer que ceux-ci ne cherchent pas à bâtir une fortune et une puissance en utilisant leurs khnhom ? Qu’un levier économique soit peu utilisé suppose qu’il se heurte à divers obstacles. Ceux-ci se ramènent à deux origines principales la résistance des paysans et les freinages dus à la royauté.

On manque d’informations sur le premier point, mais nombre d’indices sont interprétables. Le plus important est la disparition des esclaves vendus. Ceux-ci sont une source importante de tracas pour leur maître, car il ne bénéficie pas de la garantie associée aux engagés, que les Parents doivent éventuellement remplacer. Or, si on en croit les Codes, les esclaves semblent prompts à s’enfuir : on ne compte pas les pages d’articles de lois se préoccupant de ce problème. Le soin apporté par le législateur à traiter des problèmes de complicité montre que les esclaves en fuite trouvaient assez facilement un nouveau maître  249 . Dans tous les cas, la fuite est une très mauvaise affaire pour le maître, qui doit payer les frais de recherche ou rémunérer celui qui procède à l’arrestation (Codes I, 387 a.3). Il peut imputer les frais à son esclave, mais celui-ci ne pouvant se racheter, la sanction n’a pas d’efficacité. Par ailleurs, l’esclave ne s’enfuit pas toujours définitivement : on a l’exemple de celui d’un fonctionnaire de Phnom Penh, qui s’est enfui et qui « est revenu spontanément rejoindre son poste après une absence de quatre mois » (Delaire 1899, 450).

Il faut évidemment rapprocher ce fait de la « bonne » condition des esclaves, qui va expliquer, au moins autant que la coercition due à l’usure, l’attitude des paysans face à l’engagement. Tout d’abord, le khnhom est rarement astreint aux travaux pénibles des champs. Certains sont métayers, mais il est significatif qu’Aymonier, lorsqu’il les mentionne, précise qu’ils ont « préféré » ce statut :

‘Les tenanciers sont tous des esclaves qui sont tenus de lui remettre toute la récolte des véritables rizières, n’ayant pour leur consommation que le riz fourni par les lopins de terre cultivés près des maisons, dans les terres en friche etc. [...] Ces hommes, fils de la campagne, préfèrent cette sorte de servage à l’esclavage dans la maison du maître. (AOM Aix 11.950 ; 1880)’

Dans cet exemple, les terres cultivées appartiennent à un dignitaire dont le grand-père avait été ministre. On peut se demander si la faible utilisation productive des khnhom ne tenait pas aussi à la réglementation de l’accès au sol. En particulier, il n’est pas sûr que les dignitaires aient pu faire défricher et exploiter le « domaine collectif » par leurs esclaves domestiques. Lorsque Moura parle de « grandes » propriétés, il s’agit de terres de fonction :

‘Les gouverneurs des provinces font cultiver des terres disponibles dont ils ont les revenus, et c’est là un avantage qu’il convient de leur laisser, car l’étendue des terres cultivées ainsi est considérable. (AOM Aix 10.254 ; 1878)’

Cette constatation est conforme aux déductions tirées de l’étude du système hiérarchique : les dignitaires ne peuvent étendre leur exploitation en dehors de la portion du domaine public qui leur est attribuée par le roi sans faire injure à la générosité de celui-ci, ce qui est une faute grave entre toutes  250 . Ainsi limité, l’engagement apparaît, pour le paysan en difficulté, comme un recours, pas forcément ultime. Lorsque le rachat des corvées est autorisé, les paysans profitent largement de cette possibilité, bien qu’il leur en coûte du travail supplémentaire. Mais ils peuvent préférer un engagement temporaire au remboursement d’une dette, à la condition qu’ils ne subissent pas de ce fait une forte dévaluation statutaire. D’autres paysans sont incités à rester khnhom : c’est le cas des isolés, qui faute d’appuis familiaux, ont peu de chances de se racheter et de se réinsérer dans la société et qui trouvent dans la maison du maître un minimum de sécurité.

Si la place de l’esclavage domestique est ainsi largement déterminée par la négative, par les impossibilités de faire nombreuses qui résultent de l’attitude des paysans et de la volonté du législateur, elle est aussi déterminée positivement : il existe des incitations à utiliser de façon ostentatoire les khnhom. S’enrichir par le travail des esclaves, c’est commettre un vol dont la collectivité est la victime. En effet, la seule richesse admise est celle qui provient de l’exercice du pouvoir. On peut, rarement, s’enrichir sans être dignitaire, mais il faut alors le devenir, légitimer sa fortune en la sacrifiant aux jeux politiques. Le khnhom bénéficie du fait qu’il est un meilleur investissement politique qu’économique. Comme serviteur, il marque la différence de son maître dont l’épouse ne travaille plus et qui dispose d’une suite indispensable à l’exercice des fonctions publiques et à la tenue de son rang à la cour. Tout cela n’est nullement du superflu : aucun dignitaire ne se déplace sans cornacs, piroguiers et soldats. Certes, le roi attribue des neak ngear et il est possible d’utiliser des corvéables, mais il ne s’agit que d’expédients : la rotation des corvéables est peu propice à l’établissement de relations de confiance entre un maître et ses suivants ; quant aux neak ngear, ils sont peu nombreux, et, surtout, le roi est susceptible de les reprendre à tout moment de même que le titre du dignitaire :

‘Puisque vous ne pouvez pas travailler pour moi, rendez-moi votre cachet et je vais retirer tous les pol qui sont sous vos ordres et les mettre sous les ordres d’un autre qui vous remplacera. (Codes I, 160)’

Dans ce cas, le fonctionnaire déchu n’a même plus de « force ». D’où l’importance pour lui de disposer de nombreux khnhom qui lui permettront de conserver son train de vie le temps de mener les intrigues nécessaires pour rentrer en grâce.

Ces fonctions particulières des khnhom contribuent à leur tour à favoriser l’engagement par rapport à la vente : le serviteur, proche du maître, chargé d’un rôle idéologique important, doit l’assurer de façon parfaite, sous peine de nuire à la notoriété du maître. Celui-ci est responsable de certains agissements de son khnhom :

‘S’il est prouvé devant les juges qu’un esclave a eu des relations avec la femme d’un homme libre, cet esclave sera pris à son maître qui n’a pas su l’éduquer et sera donné comme esclave au maître outragé. (Codes Il, 521 a.39, souligné par moi MC).’

Ici, le maître perd son khnhom, mais plus gravement, il lui arrive de perdre la face. C’est le cas du maître de Thmenh Chhey, ridiculisé à l’audience royale par les gaffes du jeune garçon. L’engagement temporaire, même s’il signifie que le maître a moins de pouvoir sur son dépendant, permet de laisser celui-ci sous la pression de son groupe familial, qui peut se voir obligé de reprendre son gage et de rembourser la dette (Codes III, 495 a.30-31 I, 159, a.47). La relation maître/esclave replacée dans son contexte est donc moins dangereuse qu’il n’y paraît pour le roi. La loi semble vouloir limiter la dépendance des khnhom, et éviter que le maître ne soit tenté d’abuser de sa position. Précisons les modalités et surtout les finalités de cette intervention.

Dès le départ, le législateur prétend réglementer l’usure  : si le taux d’intérêt est élevé, tout processus cumulatif d’endettement est en principe impossible

‘Cet intérêt ne pourra, pour une année, excéder le taux de deux pour un. Cette année expirée, le capital ne pourra plus rien rapporter. (Codes II, 48 ; II, 494)’

Surtout, le législateur se préoccupe de « fabriquer » des hommes libres plutôt que des esclaves. Les enfants suivent en général la condition de la mère, mais la loi incite le père libre à épouser la mère et surtout à prendre soin des enfants et à les racheter  251 . Un homme marié peut racheter le fils qu’il a eu avec une esclave. S’il le fait avec ses biens propres, l’enfant entrera dans sa famille au même titre que les enfants qu’il a eus avec sa femme (Codes I, 398 a.37)  252 . De même, l’enfant né de l’union du maître ou de ses ascendants avec une esclave est libre « parce que le père et le fils sont du même sang […] », disposition tout à fait contraire à la règle générale, qui est matrilinéaire. Enfin, la loi souligne que l’engagé est libre et doit être protégé comme tel. Celui qui incite, ou seulement autorise, une engagée à épouser un de ses esclaves (à vie) est puni de l’amende et de la perte de son gage,

‘parce qu’il a essayé de faire une esclave définitive d’une fille libre (souligné par moi M.C.) accidentellement esclave. (Codes II, 602 a.35 ; II, 551 a.129)’

De même, dès cette époque (1697), la même loi (II, 590-591 a.8) abroge une disposition antérieure qui transformait l’engagé en esclave (définitif) s’il n’avait pu se dégager au bout de trois ans :

‘On doit dégager au bout de la troisième année sinon la personne engagée sera tout à fait esclave. Et alors, s’il survient des enfants, quel qu’en soit le nombre, ils seront tous esclaves du même maître. Ce n’est pas bien, n’est pas charitable, on ne peut laisser s’épuiser ainsi la force des libres qui assurent le service de l’Etat. (souligné par moi M.C.)’

La justification morale est savoureuse, lorsqu’on sait que l’esclave à vie ne doit plus la corvée, et surtout, échappe à peu près totalement au pouvoir royal, pour ne plus dépendre que de son maître. Cet article manifeste clairement l’inquiétude du législateur face au développement possible d’un « esclavage », qui accroîtrait les tendances centrifuges de la couche mandarinale, en lui donnant une assise propre sur laquelle le roi n’aurait plus de prise. L’ensemble des textes et des pratiques montre que pour l’essentiel, grâce à la résistance des paysans aux formes les plus contraignantes d’assujettissement, le roi parvient à contenir ces tendances.

Notes
249.

Cf. Codes I, 386, a.1, 2.

250.

Les lois de succession citées plus haut prévoient que les terres données par le roi en récompense de services rendus sont transmissibles. Là-encore, les cadeaux du roi n’ont de sens que si le dignitaire ne peut pas de lui-même étendre les terres qu’il cultive comme peut le faire un simple paysan.

251.

Le statut de la femme ainsi épousée dépend de l’importance de sa dette par rapport à la dot rituelle (khan sla). Si sa dette ou son prix l’excède, elle sera « femme esclave », sinon elle sera considérée comme une femme ordinaire.

252.

Remarquons que ces clauses permettent au maître d’avoir des enfants libres en dehors de toute union légitime, possibilité importante dans une société où un couple sans enfants est déconsidéré.