3. Les marchands et l’état : le pouvoir comme marchandise

Les colonisateurs comptent sur le développement du commerce pour transformer les sociétés du Sud-Est asiatique : il doit créer des besoins, introduire « la » rationalité, inciter au travail. La croyance dans cette idée est si solidement ancrée que le « protecteur » se préoccupe fort de l’éventualité d’un développement industriel, qui créerait une concurrence avec la métropole. Pourtant, les faits vont apporter un démenti à ces illusions. L’essor du commerce est incontestable la valeur des exportations du Siam quadruple presque en 40 ans (1850 : 5,6 M de bath ; 1875 : 10 M ; 1890 : 20 millions de bath), les sorties de riz et dérivés de Cochinchine décuplent en 20 ans (50.000 t en 1860-65 ; 300.000 t en 1875 ; 500.000 t en 1885 (Kircher 1925). L’évolution semble similaire au Cambodge, malgré l’incertitude des chiffres : les exportations doublent en 12 ans (environ 1 M de piastres en 1875, environ 2 M vers 1887). Les transformations sociales sont loin de suivre le même rythme : il semble même que les sociétés d’Asie Orientale s’avèrent parfaitement capables de conserver les mêmes principes et la même organisation.

L’explication de ce phénomène n’a rien d’exceptionnelle : l’évolution prévue ne s’est pas produite, parce qu’elle était le produit d’une illusion quant au caractère « révolutionnaire » du commerce. Marx avait pourtant fait justice de cette idée en se référant à l’histoire antique (Tyr, Carthage) ou à la Renaissance :

‘Mais la mesure dans laquelle il [le commerce] détruit l’ancien système de production dépend d’abord de la solidité de la structure intérieure de celui-ci. Ce n’est pas non plus du commerce, mais du caractère de l’ancien mode de production que dépend le résultat du processus de dissolution, c’est-à-dire le mode de production nouveau qui remplacera l’ancien. (1867, III, 314)’

La pertinence d’un tel schéma est évidente et l’exemple du Cambodge montre comment l’Etat utilise à son profit le développement des échanges marchands dont il pervertit le mode d’extension : le monde de l’argent est intégré au monde du pouvoir par une série d’alliances dans lesquelles l’ethnie chinoise obtient une place privilégiée.