3.1. Des relations anciennes

Après l’effondrement du système politique et économique angkorien, la royauté khmère très affaiblie va utiliser les ressources de sa position sur le Mékong. Au XVIe siècle, elle contrôle ainsi un commerce actif : les auteurs espagnols et portugais décrivent une période dorée pendant laquelle le roi peut même se réinstaller à Angkor (B.P. Groslier 1958)  253 . Les commerçants étrangers intriguent auprès du roi pour obtenir ses faveurs. Il y a là des Européens (Espagnols, Portugais et Hollandais) et des Asiatiques (Malais, Japonais, Chinois).

Dès cette époque, il semble que les Chinois l’emportent sur les autres. Pour Christoval de Jaque, cela tenait au fait que le roi leur était « fort obligé » à cause de leur monopole des importations (B.P. Groslier 1958, 162). Le même auteur développait déjà un thème qui fera fortune : c’est la présence chinoise qui empêche la pénétration du commerce occidental. Un autre auteur (Cabaton 1914, 129-197), s’inspirant des mêmes récits, attribue le succès des Chinois à leur seule habileté commerciale

‘En bien plus grand nombre [que les Japonais] sont les Chinois qui, selon leur coutume, parcourent la ville en tous sens afin de bien se rendre maîtres du commerce le plus important en faisant monter les prix si haut que personne à côté n’oserait s’y risquer.’

L’argument de Christoval de Jaque est le plus sérieux. La plupart des produits de luxe destinés à la Cour et qui forment l’essentiel des importations, proviennent de Chine, ou de comptoirs (Hong Kong, Singapour, etc.) où la minorité chinoise est bien implantée : les Chinois ont donc l’avantage de disposer d’un fret de retour. Mais il existe bien d’autres motifs à leur suprématie. Du point de vue économique, ils bénéficient de l’implantation de nombre de leurs compatriotes sur les berges des fleuves, où ils ont constitué des réseaux de dépendants, alors que leurs concurrents sont enfermés dans les concessions royales.

Par ailleurs, les Chinois sont les transporteurs : le roi a le monopole du transport par terre qu’il peut mener a moindres frais grâce aux réquisitions et aux corvées ; les marchandises parvenues au kompong sont prises en charge par les sampans et jonques des nombreux Chinois installés sur place.

Les occasions de contact et de collaboration entre le roi et les commerçants chinois ne manquent donc pas, d’autant plus que le roi ne cherche guère a gérer directement le commerce : son administration pesante et statique est trop mal adaptée. Comme son voisin le roi du Siam qui faisait certaines transactions avec l’aide des « comptables chinois » (Rapport De Montigny du 22.10.1856 in Meyniard 1891, 47), il utilise des intermédiaires. Aymonier (AOM Paris A 30 (22) c.13 ; 1874) rapporte ainsi que le ministre de la marine (kralahom),

‘est un métis chinois qui, à Kampot a été longtemps l’homme de confiance du roi Ang Duong, dirigeant le commerce que faisait celui-ci.’

Enfin, on ne doit pas négliger les facteurs politiques, très importants pour le commerce à cette époque et qui vont tourner à la faveur des Chinois. Les Portugais sont souvent bien placés parce que « par leurs gros présents au roi et aux grands ils ont su se rendre agréables » (Cabaton 1914, 165) ; mais ils ne savent pas assez résister à la tentation d’intervenir dans les jeux du pouvoir. Avec les Malais, ils font et défont les rois, mais en se compromettant très fortement avec certains partis, en méconnaissant les équilibres subtils du pouvoir khmer, ils sont les victimes des renversements. Il est fort possible que la révolte des Malais sous Ang Duong soit le dernier avatar d’un conflit de ce type. Les Chinois, au contraire, n’interviennent jamais directement, se contentant d’assurer la durabilité de leurs alliances.

Au total, grâce à leur base économique plus saine et plus diversifiée, à leur prudence en matière politique, les Chinois ont une position forte qui le deviendra d’autant plus qu’ils vont bénéficier du retrait des occidentaux en crise et du renfermement du Japon qui semblait le concurrent le plus sérieux. Au XIXe siècle, ils sont pratiquement les seuls partenaires du roi et vont sensiblement accroître leur champ d’action.

Notes
253.

Le Cambodge bénéficie des ennuis de ses voisins. Le Siam est en guerre contre la Birmanie. Le Vietnam est miné par la rivalité des Le et des Mac : le général Mac Dang Dung s’empare du pouvoir en 1524 et les Mac seront évincés en 1592 (Coedès 1962, 194-195).