3.2. Au XIXe siècle une alliance resserrée

Au XVIe siècle, le commerce s’intéresse surtout à des produits « de luxe » fournis par le travail de cueillette ou de chasse des paysans khmers (laque, défenses d’éléphants, corne de rhinocéros ou de cerf, etc.). L’extension de la culture des berges va marquer un stade supérieur de développement des échanges marchands : il y a création d’activités qui sont dès le départ orientées vers le commerce et qui n’ont pas un caractère marginal comme la cueillette ou l’artisanat par rapport à la riziculture.

On comprend l’intérêt du commerçant à un tel changement qui accroit et régularise les transactions devenues obligatoires pour le producteur. Le problème est de trouver une main d’oeuvre désireuse de s’engager dans ces activités nouvelles. La population khmère n’est nullement prête à une telle mutation : peu nombreuse et peu dense, elle jouit d’une autonomie économique qui la satisfait, d’autant que ses besoins restent modérés. Par ailleurs, les relations personnelles indispensables au fonctionnement du système politique khmer (corvée, « force », esclavage domestique), dévoreuses de temps et très irrégulières, sont difficilement compatibles avec une agriculture exigeant une attention continue. Les colonisateurs s’en rendent compte : Le Faucheur (1872, l09) constate que,

‘pour avoir des travailleurs du pays, il faut absolument acheter des esclaves ; car vous ne trouveriez à aucun prix un homme libre qui veuille vous servir.’

Plusieurs années plus tard, le Résident Piquet (AOM Paris A 20 (22) c.5 ; 1886) fait la même remarque :

‘« ici, comme lors des premières années de notre séjour en Cochinchine, on ne peut faire aucun travail sans requérir des corvées ».’

Vu l’impopularité de celles-ci, il est évident qu’il ne s’agit pas là d’un moyen efficace de mise en valeur. Il en est de même de l’utilisation des neak ngear par le roi : l’extrême variabilité des conditions de la production sur les berges rend impossible tout contrôle sérieux et la productivité ne peut qu’être très basse. C’est donc l’immigration qui va entraîner un essor des productions marchandes. Au Vietnam et en Chine, plus densément peuplés, où les différenciations sociales sont plus accusées, de nombreux paysans pauvres ou moyens sont contraints de s’expatrier et sont prêts à le faire pour conquérir à l’étranger une position sociale qu’ils n’ont guère d’espoir d’obtenir sur place. Au Cambodge, cette main-d’oeuvre active et entreprenante est la bienvenue pour le roi, dans la mesure où elle ne constitue pas une base pour un pouvoir concurrent au sien. C’est la configuration inverse qui explique largement les réticences manifestées envers une stabilisation de la population vietnamienne, jugée trop proche de son empereur. Quant aux Chinois, les desiderata du roi rejoignent ceux des marchands riches, implantés depuis longtemps et insérés dans les réseaux financiers et commerciaux internationaux  254 . Les commerçants perçoivent les immigrants comme une source nouvelle de richesse dont ils peuvent profiter, mais aussi comme des concurrents potentiels. En effet, si les migrants sont bien au départ une main d’oeuvre « libre », les mécanismes de leur « libération » et donc de leur assujettissement au capital, ne jouent plus lorsqu’ils sont au Cambodge. Marx, relisant Wakefield, a observé ce phénomène à un stade de développement beaucoup plus avancé du capitalisme : les Anglais qui émigrent en Amérique, ruraux chassés de leurs terres ou prolétaires, redeviennent des agriculteurs, que le capital doit à nouveau et très progressivement se soumettre :

‘M. Peel, nous raconte-t-il [Wakefield] d’un ton lamentable, emporta avec lui d’Angleterre pour Swan River, Nouvelle-Hollande, des vivres et des moyens de production d’une valeur de cinquante mille £. M. Peel eut en outre la prévoyance d’emmener trois mille individus de la classe ouvrière, hommes, femmes et enfants. Une fois arrivé à destination, « M. Peel resta sans un domestique pour faire son lit ou lui puiser de l’eau à la rivière ». Infortuné M. Peel qui avait tout prévu ! Il n’avait oublié que d’exporter au Swan River les rapports de production anglais. (K. Marx 1867, I, 560)’

Au Cambodge, la situation est similaire sur ce point : les immigrés peuvent louer des terres. Le taux de la rente qui les frappe les contraint sans doute à se tourner vers des activités spéculatives, mais dans ce cadre ils sont loin d’être réduits à la dernière misère, surtout en comparaison de leur condition antérieure en Chine. Non seulement ils peuvent devenir des paysans indépendants, mais, dans certains cas, ils s’enrichissent suffisamment pour s’essayer au commerce, activité à laquelle leurs échanges avec le pays khmer les ont préparés. Ils risquent ainsi d’entamer le confortable monopole des premiers arrivés. Or, ceux-ci, en cherchant à contrôler la situation, trouvent un terrain d’accord avec la royauté fort préoccupée de son propre monopole, politique celui-là, qui pourrait être concurrencé par la montée d’une nouvelle force sociale fondée sur l’argent. Les conditions de l’alliance sont ainsi prédéterminées : le pouvoir politique réglemente les rapports économiques, tandis que les grands marchands, aristocrates du commerce, empêchent la création d’une bourgeoisie, en stérilisant la force politique de la minorité chinoise. Dans ce cadre, la royauté va monnayer certains de ses privilèges administratifs et fiscaux.

Notes
254.

« […] on signale toujours en assez grand nombre des faillites de petits commerçants chinois : elles résultent surtout de la situation économique de Cholon, la plupart du commerçants chinois de Phnom Penh n’étant que les consignataires des grosses maisons de Cholon ». (AOM Aix 4 20 (34) c.7 ; 1890).