3.3. Les formes de l’alliance (1) : les « congrégations »

Utiliser le terme de congrégation pour la période retenue ici risque de créer certaines ambiguïtés. En effet, les congrégations ont été mises en place au Cambodge par une ordonnance royale du 31.12.1891  255 . Il s’agit d’une organisation systématique de la gestion indirecte (« indirect rule ») de la minorité chinoise.

Les chefs de congrégation ont la responsabilité de la population chinoise de leur localité ; selon le nombre d’immigrés, il y a un seul chef, ou plusieurs, chacun s’occupant d’un groupe linguistique particulier : Cantonnais, Haïnanais, etc. Les chefs ont un rôle d’auxiliaire fiscal pour l’administration, qui conserve le pouvoir de déterminer le taux de l’impôt et contrôle sa perception :

La congrégation est pécuniairement responsable dans la personne de son chef et, au besoin, solidairement entre tous ses membres de la totalité des contributions personnelles dues par les congréganistes (O.R. citée, art. 9).

Mais le chef doit aussi assurer un rôle de police qui sera très étendu en 1935 :

‘Il est de son devoir de se rendre compte de l’état d’esprit de ses ressortissants et de prévenir les autorités de la présence dans son groupement d’individus indésirables par leur moralité douteuse  256 .’

Le Chef de congrégation peut alors faire appel aux autorités de police, mais avant cette date il a été prévu qu’il puisse régler lui-même la plupart des problèmes simples. Si on lui confie des responsabilités, on lui donne de fait d’importants pouvoirs, puisqu’il a le contrôle de l’admission de nouveaux migrants :

‘La congrégation peut refuser l’admission des individus dont elle ne veut pas répondre. (O.R. 1891, a.12)’

Le chef peut également obtenir l’expulsion des « indésirables ». Tout immigrant qui veut changer de district doit obtenir le quitus du chef du district d’origine et l’agrément du nouveau chef. Au total, il est incontestable que les chefs de congrégation ont des pouvoirs très étendus sur la communauté chinoise. Or, il est avéré que ces chefs (ou parfois leurs prête-noms) sont les plus riches, à cause de la procédure de désignation qui est peu démocratique  257 . Les congrégations ont donc été pendant la période coloniale un moyen de centraliser l’ethnie chinoise. Il reste à savoir ce qu’il en était avant l’ordonnance de 1891.

Le sujet n’est guère éclairci, car on a trop souvent cherché l’origine des congrégations dans l’organisation mise en place au Vietnam par Gia Long et Minh Mang, et c’est sans doute cette tradition qui a inspiré le détail de la réglementation coloniale. Mais le Cambodge a une tradition très ancienne de gestion indirecte des minorités étrangères : dès 1693, la « Loi du pays » mentionne la nécessité de donner aux étrangers un chef de leur ethnie (Codes I, 114 a.100) :

‘Pour les étrangers, on doit choisir parmi eux leurs chefs (chautea) et les chefs des jeux.’

Si on se fie aux lenteurs habituelles de la loi cambodgienne, la coutume devait prévaloir bien antérieurement. Il est vrai que ces chefs étaient des mandarins qui devaient renoncer à leurs attributs ethniques, mais on peut penser qu’au XIXe siècle ce système très administratif a progressivement cédé la place à une organisation proche des congrégations.

Là encore, il faut se garder des confusions dues à une terminologie imprécise : Delaporte (1887, 36) mentionne l’existence à Phnom Penh de deux « congrégations » chinoises et Boulangier (1887, 36) évoque « deux congrégations rivales et souvent en dispute ». Or, il ne s’agit que de deux « partis » ,qu’un rapport de 1885 prend soin de distinguer des congrégations :

‘Il y a dans la congrégation de Canton à Phnom Penh deux partis bien distincts : le premier a pour chef Loyu, Chinois affilié à la société du Ciel et de la Terre ; le deuxième a pour chef le fils Wangtai ce dernier est actuellement chef de congrégation. (AOM Aix 12.177 ; souligné par moi M.C.)’

Il y a donc une congrégation de Canton, dotée d’un chef, distincte des sociétés secrètes ou autres groupements qu’elle peut contenir. Mieux, ces groupements ethniques ont une vocation économique, comme le souligne l’inspecteur des colonies Imbert (AOM Paris C 10 (132) c.43) :

‘Toutes ces maisons de commerce chinoises font partie de la corporation de Canton, c’est-àt-dire d’une même société, et étant par ce seul fait associées, se prêtent mutuellement assistance.’

Ces congrégations sont en accord pour le partage des activités. Les Haïnanais ont le quasi-monopole de la culture et du commerce du poivre. Caraman (AOM Paris Z(00(9)) ; 1874) cherche à s’entendre avec les « gros négociants de la congrégation de Fo Kien » qui sont les mieux placés pour le commerce d’exportation. Il est remarquable qu’en 1970 ces mêmes Hokkien sont toujours concentrés à Phnom Penh  258 et qu’ils ont les mêmes activités économiques : selon les informateurs de Wilmott (1970, 5) ils s’occupent de quincaillerie et de denrées alimentaires, mais surtout d’import-export (avec les Teochiu) et leur position centrale est affirmée par le fait qu’ils sont les seuls banquiers.

Même s’ils ne disposent pas des pouvoirs administratifs que leur confiera le Protectorat, les chefs de congrégation bénéficient probablement de privilèges conférés par le roi dans la gestion de leur groupe linguistique. Mais ces privilèges sont sans doute moins importants pour contrôler les immigrants récents que les avantages de tous ordres qu’ils peuvent tirer de l’affermage des taxes.

Notes
255.

Journal officiel de l’Indochine, 22.02.1892. Deux décrets ultérieurs du Gouvernement Général ont précisé le système sans le modifier : 15.11.1919 et 6.12.1935 (J.0.I. 1919 pp. 2508-2514 et 1935 pp. 4092-4099).

256.

Nguyen Quoc Dinh : « Les congrégations chinoises en Indochine française » (1941) cité par Willmott (1970, 25).

257.

Les marchands riches bénéficient de. la considération du colonisateur ; par exemple après 1919, ils reçoivent une carte d’identité spéciale qui leur permet d’échapper aux contrôles pesants instaurés sur les déplacements intérieurs et extérieurs à l’Indochine.

258.

On trouve l’indication suivante dans un rapport de 1884 (AOM Aix 12.635) : « Il existe à Phnom Penh et dans les environs à peu près 6.000 Chinois soumis à la capitation congrégation de Canton 1.500 ; congrégation de Phuoc-Kiên 2.500 ; congrégation de Trieu Chau 3.000 ».