3.4. Les formes de l’alliance (2) : l’affermage des taxes

Le roi afferme très tôt la taxe sur les étrangers, sur les pêcheries ainsi que l’opium et les jeux, puis les douanes. Ses motivations sont évidentes : son administration est peu efficace et prédatrice et les systèmes de contrôle anciens, mis en place pour la corvée ou l’impôt sur le paddy, sont inadaptés à des activités nouvelles. Par ailleurs, les imposables sont pour l’essentiel des étrangers : dans ce cas, la ligne politique des souverains khmers est d’assurer son autorité sur la hiérarchie de l’ethnie, dont les chefs doivent trouver les moyens de se faire respecter.

L’instauration de la ferme des pêcheries montre bien comme les intérêts du roi et des commerçants se rejoignent. La pêche, assurée par des Vietnamiens, est d’un bon rapport, mais le roi n’en tire que les droits de douanes, laissant échapper la rente différentielle. La population vietnamienne est mobile et difficilement taxable par l’administration khmère. D’où la tentation de l’affermage : l’organisation économique et sociale chinoise a les moyens de s’imposer à une population immigrée peu argentée.

Si l’on en croit Leclère (1894 a, 306), Ang Duong se serait opposé à l’affermage, au point d’avoir fait décapiter un mandarin qui avait « autorisé le barrage complet d’une rivière ». Cette interrpétation n’est pas admissible, car le motif de la condamnation n’est pas l’affermage, mais l’utilisation abusive du barrage :

‘La seule restriction apportée au droit de pèche était l’interdiction de barrer plus de la moitié des rivières afin que les bateaux puissent toujours passer. (du même Leclère, 207)’

Avec Norodom, l’affermage, qui existait donc sans doute de façon plus ou moins clandestine, devient officiel. Son rapport, modeste au début, croît très vite, atteignant 40.000 piastres en 1880. La procédure est très centralisée et le roi n’a à faire qu’à quatre ou cinq fermiers. Le fermier, investi par le roi, utilise sa propre police et sa main-mise usuraire pour rentrer dans ses fonds. Le fermier principal est le représentant de gros détenteurs de capitaux.

Lorsqu’il y a plusieurs lots, les plus petits vont parfois à des Vietnamiens ou des Malais, mais les Chinois dominent incontestablement (cf. supra Ch. 5). Les pratiques de monopsone, dont on a vu la solidité pour le cardamome, existent déjà. On les verra resurgir en 1936, date à laquelle les lots sont pourtant beaucoup plus petits et suscitent davantage la concurrence. Les revenus des pêcheries deviennent alors si faibles que le Gouvernement Général commandite l’étude scientifique et technique de Chevey et Le Poulain (1939). Au XIXe siècle, le roi exerce un certain contrôle grâce à la douane, mais il ne touche sans doute pas la plus grosse part du bénéfice net  259 .

La rareté des contrats écrits, l’échelle souvent restreinte des transactions, leurs variations qualitatives et leur dispersion, ou plus généralement, l’état des techniques de production et de commercialisation, font que la concentration des pouvoirs financiers et administratifs dans les mains des gros fermiers ne débouche pas sur une organisation en tant que telle. Les gros prêteurs/commerçants préfèrent les relations personnelles (et financières) plus souples, qui laissent une part importante à l’initiative individuelle. Le contrôle est ainsi moins strict, mais il est pourtant efficace, car il s’effectue aussi bien au niveau de la consommation que de la production.

Ainsi, la ferme des jeux complète bien le système des avances usuraires en offrant ses tentations à celui qui s’est un peu trop enrichi... C’est que le fermier a le beau rôle : le jeu des trente-six bêtes lui donne un gain théorique de un sixième, le « bakouan » un quart ; si on ajoute à cela que les fraudes sont possibles et communes, on voit que le joueur est facilement dévalisé. L’organisation, là encore, semble décentralisée les tenanciers sont des adjudicataires au n-ième degré, tentant le sort en louant une table de jeu pour quelques piastres. Mais ces croupiers ont une surface financière trop faible pour faire face aux fluctuations dues aux caprices du hasard et sont en fait sous la coupe des détenteurs de capitaux. Delaporte (1880, 45) mentionne ainsi,

‘la présence dans chaque pêcherie d’un agent de la « ferme des jeux », institution parfaitement organisée avec un personnel de Chinois et un capital considérable.’

Mais les paysans sont aussi visés que les pêcheurs car l’agent de la ferme est le plus souvent le boutiquier/usurier ou l’envoyé des gros acheteurs de paddy. G.H. Monod (1931, 42) a bien décrit sa tactique en pays khmer : après avoir fait sa tournée,

‘l’acheteur de paddy envoie ses employés de case en case annoncer en grand secret aux habitants que leur patron, désirant faire plaisir aux cultivateurs, tiendrait à la nuit tombée un jeu de bakouan [...].’

Un paysan prend soin de venir sans argent, mais le Chinois lui propose des avances, jusqu’au moment où il a perdu les quatre-cinquièmes de ce qu’il a reçu le jour même pour sa récolte :

‘Le Chinois lui ferme sa caisse : est-il certain qu’il ait encore par devers lui la totalité de la somme payée  ?’

Au XIXe siècle, c’est surtout la population chinoise (ou vietnamienne) qui s’adonne au jeu : Mouhot (1872, 270), dont les jugements racistes sont péremptoires, écrit même que

‘le marchand d’opium, le barbier ou quelque maison de jeu, [sont] trois choses,sans lesquelles le Chinois ne peut vivre.’

Il est vrai que les Chinois urbains sont la meilleure cible : ils vivent dans et par la spéculation, puisque c’est pour satisfaire à des ambitions matérielles qu’ils ont émigré. Le paysan khmer n’est pas insensible à l’appât du gain et aime à tenter le sort, mais il est enraciné dans une communauté où existent nombre de finalités concurrentes très valorisées.

Les jeux sont donc un bon moyen de compléter l’usure. Il en est de même pour l’opium : le fermier constitue un réseau de collecte qu’il peut utiliser à d’autres tâches. Lorsque le Résident Piquet propose d’affermer à nouveau l’opium, en régie depuis trois ans, un commerçant proteste, arguant du fait que,

‘la ferme, grâce à son monopole, peut acheter toutes les récoltes sur pied, avant que les concurrents aient pu se présenter [...]. Elle emploie toute son influence pour les écarter. Il en résulte que les cultures riches, comme celle du poivre par exemple, s’étendent avec beaucoup de lenteur [...] car la ferme fait les prix. (AOM Aix 12.632)’

Le roi, lui, ne voit que son intérêt immédiat : il reçoit 40.000 $ pour les jeux vers 1880. Certes, le fermier en touche peut-être autant  260 mais la mise en place d’une administration khmère serait ruineuse. On peut s’en persuader à partir du raisonnement du Résident Piquet, qui préconise le retour à la ferme de l’opium : selon lui, la régie (pourtant gérée « à la française ») demande une grosse mise de fonds pour une recette nette de 50 à 100.000 piastres, alors que la ferme rapporterait plus de 150.000 $ (in De Lanessan 1889, 736-737).

L’intérêt du roi conduit donc à une extrême concentration des pouvoirs financiers et politiques entre les mains d’une petite minorité argentée de l’ethnie chinoise. Les dignitaires, pourtant dépossédés des impôts affermés, ne semblent pas réagir très sérieusement contre ces transferts. Plus précisément, ils se contentent d’organiser la complémentarité de leur rôle avec celui des grands marchands.

Notes
259.

En 1883 le fermier chinois s’enfuit au Siam sans payer (AOM Aix 12.694). L’auteur du rapport suggère qu’il aurait été incapable de payer la somme, trop élevée, demandée par le roi. Il ne s’agit là que d’une hypothèse - pas la plus probable - parmi d’autres : escroquerie, intrigues, etc.

260.

De Lannessan (1889, 545) estime à 4 millions de francs, dont 1,5 millions allant aux fermiers et intermédiaires, le produit du jeux en Cochinchine.