3.5. Dignitaires et grands marchands : une complémentarité profitable

On constate en effet que les mandarins et les marchands, bien qu’ils se meuvent dans deux univers différents, ont des contacts fréquents.

Ils sont associés de fait pour les opérations faites pour le compte du roi. La collecte des impôts en nature (paddy, tributs divers) est confiée aux mandarins. Dans le cas du paddy, les contribuables ont la charge du transport du grain jusqu’à la résidence du gouverneur, voire même jusqu’à la capitale. Les paysans préfèrent en général se décharger de cette tâche sur des transporteurs spécialisés. Aymonier (1874, 26) estime la contribution moyenne pour frais de transports à une quantité de paddy équivalente à celle prélevée par le roi. Ces transporteurs, qui en font métier « et qui, très connus, jouissent à juste titre de la confiance publique » (id) sont évidemment des Chinois, puisque ceux-ci ont le quasi-monopole de la batellerie de charge. Or, les dignitaires ont, eux aussi, besoin des services des transporteurs : dans leurs fonctions, ils touchent une part du produit, des pots de vins, ou se livrent à des « transactions ». En Battambang, certaines marchandises,

‘légères et riches, telles que le cardamome, la cire, la gomme-gutte, la gomme laque, prennent cette direction [celle de Bangkok], parce qu’une partie revient à l’Etat [siamois] à titre de tribut et que le reste est acheté par les hauts mandarins qui en trafiquent. (AOM Aix 13.316, 1874)’

Ces pratiques ne sont évidemment pas propres aux provinces « siamoises » et les Résidents mèneront une action vigoureuse pour qu’elles disparaissent. L’ordonnance royale du 15.01.1877 est très claire sur ce point :

‘Toute opération commerciale est absolument interdite aux grands dignitaires et aux gouverneurs des provinces pendant la durée de leurs fonctions.’

Mais la pratique est trop bien établie et le Résident doit reconnaitre que l’article en question est mal appliqué et que les petits dignitaires se substituent aux grands (AOM Aix 13.377).

Dans ces conditions, pourquoi les dignitaires ne deviennent-ils pas les principaux commerçants puisqu’ils sont les exportateurs potentiels et, avec la famille royale et le roi, ils sont aussi, par leurs achats de biens de luxe, les gros importateurs  261  ? C’est que cette présence dans les flux d’échange ne saurait suffire : les règles du commerce sont particulières et les mandarins, de par leur rôle, sont dans l’incapacité de les respecter.

Ainsi, les Codes soulignent-ils la différence entre le mandarin et le commerçant en exigeant des étrangers qui postulent à un titre de dignitaire, qu’ils aient longtemps vécu dans le pays et cultivé des rizières :

‘Le commerce exige des aptitudes (spéciales), la volonté de faire rapidement fortune, et, par conséquent, ne permet guère à ceux qui s’y livrent d’avoir pitié du peuple. Pour avoir le désir de soulager le peuple, il faut avoir vécu la même vie que lui. (I, 100 a.44)’

De plus, le roi, en imposant une présence constante à la cour, empêche les mandarins de s’adonner régulièrement au commerce. On peut ajouter que la cour, comme milieu clos et introverti cimente le particularisme de classe des mandarins, mais ne les prépare ni aux initiatives ni aux voyages. Comme par ailleurs le marché d’Extrême-Orient est largement contrôlé par les commerçants chinois (émigrés ou non), il est très difficile de s’y faire une place sans disposer de solides liens familiaux et financiers, d’autant que le corporatisme gomme les contradictions internes à l’organisation commerciale chinoise.

Malgré cela, les dignitaires « achètent ». Or, les observateurs se sont en partie laissés abuser sur la nature réelle de ces transactions : ils ont bien noté l’essentiel, à savoir que le commerce des dignitaires s’apparente au vol pur et simple. Ainsi, en 1900 encore, le résident de Kompong Thom (ANC 14.418) s’indigne de ce qu’un ancien gouverneur de Stung,

‘a l’habitude d’acheter à un prix bien inférieur au cours, à une barre les 40 ou 45 mesures quand le cours moyen est par exemple de 30 ou 36 mesures [...] et les indigènes, craignant de s’attirer des désagréments, cèdent leur paddy à bas prix.’

C’est qu’il s’agit là de la façon « normale » de procéder pour un mandarin : il utilise son pouvoir. Pour lui, proposer une transaction, c’est se placer sur le même plan que son co-échangiste ; quant à marchander, c’est absolument impensable ! Le dignitaire ne peut jamais ètre un demandeur vis-à-vis de ses inférieurs, sous peine de se dévaloriser. En usant de contrainte, il conserve sa différence statutaire, mais il n’incite guère au développement de la production et des échanges. Au contraire, les paysans sont fortement tentés de dissimuler leur récolte, voire même de la réduire.

Finalement, le « commerce » des dignitaires se réduit à une rapine, féroce, mais occasionnelle, qui ne concurrence pas sérieusement l’activité des marchands. D’ailleurs, les mandarins vont voir très vite tout le parti qu’ils peuvent tirer d’une « coopération » avec ceux-ci, qui prend la forme de vente de passe-droits.

Aymonier note ainsi la nécessité pour les importateurs, de faire des cadeaux aux mandarins, « le commerce étant à peu près impossible sans l’agrément de ces derniers » (1900, 78). Les cadeaux permettent aussi d’obtenir divers privilèges, comme des exemptions, légales ou non, d’impôts :

‘Il y a quelques centaines de Chinois qui sont exemptés d’impôts par la Reine-Mère, par le deuxième roi et par le premier grand Mandarin du Royaume. (AOM Aix 12.635 ; 1884)’ ‘On connaît à Phnom Penh plusieurs Chinois qui font un commerce assez important avec la Cochinchine et qui, moyennant une sorte d’abonnement avec les Cambodgiens chargés de la douane, font passer en franchise la plupart de leurs marchandises. (AOM Aix 10.169 1881)’

Bien sûr, ces ventes de privilèges faussent le jeu normal de la concurrence et se font souvent au détriment du roi. Mais les liens entre dignitaires et marchands lèsent aussi l’ensemble de la population. C’est le cas lorsqu’ils prennent la forme de pots-de-vin versés aux juges. Le tribunal, ou plutôt ses couloirs, est l’un des lieux où se réalise la répartition des revenus entre grands marchands et mandarins. Les premiers, quelle que soit l’efficacité de leur organisation tentaculaire, ne peuvent éviter certaines défections. La chicane est alors un moyen de décourager les velléités d’indépendance, moyen efficace par lui-même, mais qui le devient encore plus s’il est possible de s’affranchir des lois. Le plus riche est évidemment le mieux placé et ce n’est sûrement pas par hasard si un proverbe cambodgien recommande « [...] n’aie pas de procès avec les Chinois ».

Certes, les commerçants peuvent aussi être spoliés au tribunal. Doumer (1905, 238) attribuait l’opposition de Norodom à la réforme de la justice des étrangers au fait qu’elle avait pour conséquence,

‘que les Chinois de Phnom Penh, riches commerçants ayant forcément des procès et auxquels on pouvait en susciter s’il en était besoin, allaient échapper aux tribunaux indigènes [...]. Le riche Chinois qui avait un procès connaissait un moyen de ne pas le perdre, de ne pas se voir spolier ; c’était un double sacrifice à consentir dont la plus grosse partie devait aller au Palais Royal et la plus faible au Palais de Justice.’

Les scandales de ce genre ne sont pas rares, comme dans le cas de ce commerçant, dépossédé par la justice des 40 ou 50 barres d’argent (600 à 750 $) de coton qu’il vient d’acheter (AOM Paris A 30 (22) c.13 ; 1874). Il n’en reste pas moins que les plus riches, s’il leur en coûte parfois, gagnent trop systématiquement les procès et font ainsi peser une menace terrible sur les petits intermédiaires qui spéculent sur une centaine de piastres.

Les risques que prennent ces derniers à mener une affaire devant la justice sont d’autant plus grands que les mandarins qui pourraient les soutenir (contre espèces sonnantes et trébuchantes) sont souvent les débiteurs des marchands qui leur prêtent de l’argent, leur fournissent de l’opium (clandestinement) ou des femmes. Certains dignitaires sont joueurs :

‘On voit souvent tel mandarin, qui hier encore possédait des champs, des éléphants, des esclaves, de nombreuses femmes, tout ce qui constitue enfin l’homme riche et considéré, perdre tous ses biens en une nuit. (Le Faucheur 1872, 9)’

Les prêteurs saisissent évidemment ces occasions exceptionnelles. Mais ils bénéficient surtout du contraste existant entre les ressources instables et irrégulières des mandarins et les frais permanents imposés par le maintien de leur rang social, voire de leur titre :

‘Comme il n’y a pas de Cambodgiens riches, le recrutement des mandarins nécessite des candidats au gouvernement des emprunts très onéreux. (AOM Paris A-20 (27) c.6 ; 1889)’
Notes
261.

« Tout élégant produit moderne vient du Siam ou de Chine, directement commandé, par les mandarins » (Branda, 1887, 144).