4. Les désordres de l’ordre social

Au total, on voit qu’il existe pour les grands marchands une série de possibilités convergentes pour asseoir leur autorité sur les nouveaux arrivants ou les ambitieux voulant trop jouer les franc-tireurs. L’achat de prérogatives étatiques ou para-étatiques est un élément important de cette stratégie et les allie au roi et aux mandarins en une classe dominante dont les intérêts sont globalement convergents.

On ne doit cependant pas négliger le fait que cette convergence se réalise à travers des processus qui peuvent être singulièrement contradictoires. On a vu que le roi avait fort à faire pour contenir les tensions internes du mandarinat qui pouvaient mettre en danger sa propre autorité. L’alliance avec les commerçants n’est pas non plus exempte de soubresauts : les colonisateurs, qui n’ont jamais voulu reconnaître l’existence de cette alliance, ont présenté les deux pôles de la contradiction. Pour certains, dont Doudart de Lagrée, les Chinois auraient atteint une véritable indépendance, s’affranchissant de la tutelle des mandarins (AOM 10.123 ; 1864). Pour d’autres, les mêmes Chinois sont des victimes sans cesse spoliées :

‘Les gros négociants chinois me rapportent que sous tous les rapports ils préféreraient être traités comme leurs compatriotes résidant en Cochinchine afin d’éviter les exactions et les vexations des petits mandarins. Il y a, me disent-ils, plus de trois mois qu’ils comptent être administrés par l’autorité française. (AOM 12.635 ; 1884)’

Ce témoignage est assez suspect car on voit mal les « gros négociants » se laisser voler par de « petits mandarins ». A vrai dire, il est notoire que cette argumentation ressort chaque fois qu’elle est utile pour justifier une intervention accrue du colonisateur : ici le coup de force de 1884 et dans l’exemple tiré de Doumer cité plus haut, celui de 1897…

Il existe bien des tensions entre la communauté chinoise et la royauté, mais elles se limitent aux petits commerçants : les Chinois de Phnom Penh, dont le mécontentement diffus se manifeste souvent par des pétitions. Il est même question d’une agression sur la personne du prince Yukanthor en 1883 et à cette occasion circule la rumeur d’un soulèvement, mais celui-ci ne verra jamais le jour  262 .

Au sommet de la hiérarchie, les relations semblent toujours bonnes. Le roi ménage les riches, les sethei  263 , qui selon les Codes sont le « ventre du royaume » (I, 84) ou sa « chair » :

‘Si le pays court un danger quelconque, c’est à eux qu’on emprunte les moyens de subvenir aux besoins du service. (II, 99 a. 42)’

Certains liens familiaux se tissent : le prince Duong Chacr a pour épouse la fille du chef de la société du Ciel et de la Terre.

Les contradictions sont plus violentes chez les dignitaires, même si l’intrigue est le mode normal de résolution, mais, là encore, le compromis joue un rôle essentiel. On voit ainsi des rébellions importantes se terminer par des amnisties générales, seuls quelques « meneurs » étant exécutés. C’est que le crime le plus grave n’est pas d’avoir tué, combattu, et ravagé les provinces, mais de s’être ouvertement opposé au roi  264 . Lorsque ni le vainqueur, ni le vaincu, n’ont perdu la face, la réconciliation est possible. C’est ce contexte qui explique le curieux laxisme, prévu par la loi elle-même, dans son interprétation : pour deux fautes, d’ailleurs bénignes (Codes I, 217 a.162 et I, 219, a.168), la sanction prévue est la peine de mort, mais elle peut être commuée, respectivement en une réprimande ou trois mois de prison !

Lorsque les règles du jeu sont transgressées, le meurtre est la seule issue, pas toujours exceptionnelle. En janvier 1889, le kralahom A Kong est arrêté « pendant qu’il faisait assassiner son ancien compagnon de rébellion, le Vongsa Outey Trit » (AOM Paris A 30 (27) c.6). Il s’agit sans doute d’un règlement de compte dont est victime l’aile anti-française, puisqu’un autre chef de l’insurrection de 1885-86, le pusnuluk Chhuk, qui en janvier était réticent pour venir boire l’eau du serment, est assassiné à Phnom Penh en avril de la même année.

Les stratégies peuvent être impitoyables, sacrifiant des membres de la famille à l’intérêt du groupe. Norodom utilisera ainsi Duong Chacr, qui mourra dans un pénitencier en Algérie. Un autre prince, Yukanthor, ne rentrera jamais au Cambodge, qui avait, au moins avec l’accord tacite de son père (et peut-être à son instigation), vivement critiqué la colonisation et provoqué un scandale mettant en cause deux Résidents (De Verneville et Ducos).

Le roi n’échappe pas à la suspicion d’être tenté de faire passer ses intérêts propres avant ceux de l’ensemble de la classe, comme le montre l’existence d’un « maire du palais » (somdach-prea-ang-keu, Leclère 1894 a, 58-63). Désigné par le roi, mais avec l’accord unanime des mandarins, ce haut personnage peut faire des remontrances au souverain. Sans initiative, il est sans doute le seul à exercer effectivement cette censure, pourtant recommandée à tous par les Codes : « Les serviteurs du roi doivent l’avertir quand il fait une chose mauvaise » (I, 87). Leclère a insisté sur le fait que le roi n’ose pas transgresser les interdits de ce personnage, se contentant parfois, comme Norodom, d’attendre sa mort et de ne pas le remplacer  265 .

Il reste à savoir si l’unité de la classe dominante est confortée par les crises. Il est évident qu’il n’en est rien : les temps difficiles provoquent des tendances irrépressibles à l’éclatement, chacun s’appuyant sur sa famille et ses dépendants pour tenter de profiter de circonstances où le roi ne maîtrise plus les équilibres. En ce sens, la solidité du régime khmer est particulièrement illusoire : aucune politique ne peut être menée par un édifice en perpétuelle construction/déconstruction et coupé de toute responsabilité réelle vis-à-vis d’une paysannerie souverainement méprisée. Le pouvoir d’Etat se maintient moins par ses propres capacités internes que par la faiblesse organisationnelle de la paysannerie khmère.

Notes
262.

Je n’ai pu trouver l’épilogue de cette affaire très confuse. Suite à l’agression du prince, les ministres ordonnent l’arrestation des chefs de congrégation, ce qui provoque une manifestation. Les soldats français, chargés de maintenir l’ordre, reçoivent des briques et quelques personnes sont arrêtées.

263.

Dans un récit du Codes (I, 139), le roi restitue à un sethei les biens qu’il vient de lui confisquer pour une faute bénigne.

264.

On a vu la sévérité des sanctions pour les adultères avec les femmes du roi. Mais la peine de mort est prévue pour une dizaine de motifs en apparence anodins : tuer un animal appartenant au roi, monter sur un de ses éléphants, etc. (Codes I, 216 à 222).

265.

Cf. la réflexion prêtée à Norodom par Leclère (1894 a, 61) après que le « maire du palais » l’eût empêché de prendre une décision contraire à la loi et aux coutumes « Le somdach­ptea-ang-keu est bien ennuyeux, il ne mourra donc jamais ».