1.3. Amoralité dans la forêt

A la lumière de cette approche, on peut comprendre une série d’éléments fondamentaux du comportement social. Le village est un univers à la fois attachant et pesant, coercitif et libéral. D’un côté, il accumule les normes, mais en les définissant par rapport à sa seule existence, il ignore des pans entiers de la vie humaine. En dehors de son espace balisé, l’autonomie de chacun est un principe qui s’exerce de façon très effective d’où le succès dans les études sur la société thaïe du pseudo-concept de « loosely structured society », où celle-ci est définie comme « culture in which considerable variation of individual behaviour is sanctioned [tolerated M.C.] »  282 . Cette approche n’a rien de structurelle et ne peut ni servir à déterminer une société, ni à la décrire. La « structure », c’est la dialectique de la coercition et du libéralisme, les caractères spécifiques des champs dans lesquels ils s’exercent. L’ordre villageois n’est évidemment qu’un ordre partiel, ce qui ne veut pas dire qu’il est absence d’ordre. Le village comme espace en donne une bonne image : certaines règles générales s’imposent à chacun, orientation, règles architecturales. Par contre, les relations entre les maisons sont librement déterminées, pour s’adapter à des situations réelles : le jeu des densités est un jeu des distances, des affects ; on trouve aussi bien la proximité immédiate, l’îlot familial, que « 1’écart », qui peut préluder à une séparation définitive. Mais le même schème fonctionne ailleurs : d’un côté les normes fondamentales, inculquées, rabachées, sans liberté d’interprétation  283 , de l’autre le vide. Les chbap accumulent les interdits, dans un langage violent, où le mal n’est qu’ « immondices » ou « puanteur ». Au milieu de ces gouffres, il y a le « bon » conformisme : « Avancez suivant les voies, les chemins des territoires [...] » (Saveros Pou 1977, 205) ; « Il ne faut pas essayer de remonter le courant » (Codes I, 71). Ces sentiers battus (« chemins des territoires ») sont évidement pleins des compromis nécessaires à la collectivité : il ne faut pas cancaner, abuser, mentir, mais bien au-delà : « il est difficile de tenir des propos non choquants et qui puissent plaire aux autres » ( !), « il est difficile d’être pondéré » (Saveros Pou, id), mais bien sûr il faut l’être. Au milieu de cette trame impérative, qui définit les gens de bien (louk = « monsieur » ; neak chea = homme bien, honnête homme), on trouve des conseils curieux (Saveros Pou 1975, 318) :

‘N’abandonnez pas le chemin sinueux, ne suivez pas le chemin direct.
Ne coupez pas votre trajet par les petits sentiers (id 1978, 385)’

Les traducteurs des chbap parlent à ce propos de « leçon d’opportunisme », ou au moins de prise en compte des difficultés des relations humaines, qui ne sauraient se résumer à des principes, même bons. Les éléments ci-dessus suggèrent une interprétation différente : en dehors des multiples barrières contraignantes indispensables à la collectivité, il ne peut pas y avoir de principes établis, qui risqueraient de se heurter à elles. La souplesse individuelle est plus nécessité que possibilité d’adaptation.

L’opposition contrainte/liberté est fondamentalement une opposition groupe/non-groupe. Dans le premier cas, une police stricte, dans le second un a-moralisme de principe, qui n’est tempéré que par les règles religieuses. Au village, une retenue de bon aloi, rendue supportable par les fêtes et les quelques excès mis en scène ou tolérés. Hostiles aux hiérarchies, inadaptées aux ambitions, les normes heurtent certaines personnalités. Or, la règle ne repose pas sur la coercition d’un chef, de notables, mais sur le mimétisme de l’unanimité. Le groupe est condamné à concilier, d’où ses limites : le comportement a-normal risquant de contaminer l’ensemble, doit être isolé ; celui qui ne se socialise pas est exclu :

‘Tout l’ensemble des animaux féroces ou cruels, on peut les forcer et leur commander. Mais les gens féroces, sots et abusifs, le sage nous dit de nous en détourner, et de nous en éloigner. (id 1977, 196)’

Reste à savoir qui sont ces « féroces, sots et abusifs ». Or, il est clair que, compte tenu de l’étroitesse de la norme, la moindre « déviance » sera un abus. Le jeu des « distances », géographiques ou sociales, laisse une certaine latitude. On a vu le rôle de « l’écart », mais on ne peut négliger celui du monastère : l’excès de vertu, par la compétition qu’il peut susciter, est aussi dangereux que l’excès de richesse ou de pouvoir. Le monastère est un superbe mécanisme régulateur : trop exemplaire pour qu’on l’intègre, il est hors du monde ; réceptacle utile, il est dans le village. Mais il n’y a pas que les vertueux, il y a aussi les méchants, les ambitieux ou seulement les mobiles. Certains trouveront un point d’attache plus supportable, mais pour la plupart ils n’y parviendront pas : ils ne fuient pas des individus, mais le srok, cet espace tellement « humanisé » qu’il finit par être étriqué. En dehors du srok, il n’y a que la forêt ou la capitale.

Suivons-en quelques uns à travers les contes. Bien sûr les contes ne racontent pas seulement une rupture sociale  284 , mais celle qu’ils décrivent a des caractères bien particuliers : le chemin du succès est singulièrement tortueux. Le héros brille rarement par ses qualités personnelles, il a seulement la chance d’avoir un bon « destin » (kam) : « l’homme au crottin de cheval », particulièrement stupide, sera pourtant choisi par les dieux pour être roi parce qu’il évoque sans cesse le nom de Bouddha (Martini 1946, 156-163). Inexistant, l’esclave A Tol, qui sert d’objet d’expérience, de jouet pour la Bonne Fortune et la Malchance (id, 116-123). Les contes les plus significatifs mettent en scène des personnages plus consistants, mais ceux-ci sont alors dépourvus de scrupules et complètement amoraux. On les voit exercer des chantages sur des personnages mythiques très puissants mais naïfs : le paresseux à l’épouse vertueuse menace des génies de la forêt, le couple qui veut tarir la mer s’attaque au roi des poissons, « l’homme au couteau » capture un « yaksa » etc.  285 . Mais ce sont bien des hommes qui souffrent de la méchanceté d’Alev ou de Thmenh Chhey. Alev (Monod 1922, 41-47) ridiculise et se joue férocement de ses parents, d’un bonze, d’un commerçant chinois ; puis il abuse de la confiance d’une vieille femme, d’un sethey, dont il devient le gendre, et de tous les dignitaires. Même si on peut « justifier » une partie de ses filouteries par la sottise, la cupidité, la mesquinerie qu’il rencontre, et si le happy end corrige les plus flagrantes de ses injustices, Alev est un personnage peu reluisant au regard de la morale cambodgienne. Quant à Thmenh Chhey, s’il est moins méchant que son alter-ego laotien Xieng Mieng (Bounthanh Vongchack 1972, 3-47), ses plaisanteries ne sont pas celles d’un innocent personnage qui n’attirerait de désagréments aux autres que par erreur et il n’a vraiment rien d’un prince charmant.

Enfin, on ne trouve nulle part récompensées les vertus de l’effort : la richesse est un don du ciel et non le fruit du travail. On se gausse toujours plus ou moins des riches, utilisés par les habiles, et même de l’accumulation à petite échelle, qui ne vaut rien sans la poésie. Ainsi, dans « l’homme qui déterrait les crabes », l’homme (un Chinois) gagne petitement sa vie en déterrant chaque matin un crabe ; son épouse perturbe le rite, mais au lieu d’en être punie, leur donne la fortune.

Ces contes sont destinés autant aux adultes qu’aux enfants. On peut expliquer leur contraste avec les chbap moralisateurs. D’une part, ils les confirment : celui qui veut « arriver » malgré sa pauvreté et sa basse extraction ne peut le faire sans léser ou duper les autres. D’autre part, ces histoires sont bien conformes à un contenu essentiel des chbap, que résume le proverbe cambodgien :

‘Si tu es méchant, sois-le assez pour qu’on te respecte Si tu es naïf, sois-le assez pour qu’on te plaigne.’

Comment mieux marquer cette nécessité de « distance », de manque absolu de confiance en quiconque ? Enfin, lorsque le paysan rit des histoires crapuleuses de Thmenh Chhey ou d’Alev, qui se moquent du roi, des dignitaires et des bonzes, nul doute qu’il ne défoule par là bien des pensées irrévérencieuses.

Le village khmer concentre de puissantes forces tendant au consensus, qui sont à l’oeuvre dès l’enfance de ses membres. Parce qu’il crée peu de différences - de parenté, de statut de richesse -, parce qu’il organise des relations faciles et multiformes, tout en laissant un large champ à l’individualité, le village se présente comme un univers de socialisation idéal. Par là même, celui qui rejette le srok se trouve soumis aux lois du prei, ce monde dangereux mais séduisant, où la liberté devient licence, où l’« opportunisme » l’emporte sur la morale. Concrètement, sortir du srok, c’est rejoindre l’espace confié au roi pour le bien de la collectivité tout entière, c’est quitter le monde de la moyenne pour rejoindre celui des extrêmes, c’est d’une façon ou d’une autre entrer dans le domaine du pouvoir. La difficulté, c’est qu’au sein du prei, il n’y a ni bien, ni mal : ce qui règne ce n’est pas la morale mais la force, qui est perçue comme ambivalente, à la fois indispensable et néfaste. Ceci s’applique parfaitement aux deux principaux personnages qui ne font pas partie du srok le brigand et le mandarin  286 . Leur relation aux villageois est similaire. Tous deux méprisent les paysans : forts de s’être dégagés de l’autorité du groupe, ils peuvent prétendre imposer la leur. Tous deux exploitent : le brigand détrousse, le mandarin pille. A tous deux enfin, le paysan donne du louk (monsieur, seigneur) (Pannetier 1921, 70). Enfin, personne n’ignore leur fréquente complicité. Un conte entier décrit des échanges de bons offices entre un mandarin - qui grâce à cela devient ministre de la justice ! - et un pirate, vaguement excusé pour son « bon coeur » (Martini 1946, 203-212). Les Codes fustigent la corruption des préfets de police, qui conduirait les voleurs à se dire :

‘Volons, pillons, faisons de la piraterie, amassons des biens ; une partie de ces biens servira à soudoyer les agents, les envoyés du préfet de police, et l’autre servira à notre entretien. (Codes II, 185)’

Les rapports confirment à l’envi cette collusion, qui explique pour une bonne part l’inefficacité des opérations de police et la fréquence des évasions de pirates.

Ce contexte explique l’attitude ambiguë du paysan face au pirate. Il peut le tolérer par crainte de voir intervenir les dignitaires : comme le mentionne un rapport, « la répression du désordre par les grands est généralement plus nuisible que le désordre lui-même » (AOM Paris A 20 (27) c.6 ; 1888). On a aussi divers indices permettant de penser que le paysan craint la vengeance du pirate, mais que peut-être aussi il le soutient face à une autorité centrale trop pesante. Comment expliquer autrement que des bandes puissent exercer aussi longtemps leur activité  ? En août 1907, un rapport du Gouverneur Général mentionne la capture d’une bande importante (celle d’A Préap) :

‘A Kompong Cham les autorités provinciales ont réussi à capturer une bande importante qui, depuis plus de dix ans, tenait le pays de Barai dans la terreur. (id, A 20 (51) c.9)’

A Nong, ancien lieutenant de Pou Kombo, hante la province de Thbaung Khmum de 1868 à 1875 ; un ancien bonze nommé A Non en fait de même, en Kompong Svay, puis en Prey Veng, de 1878 à 1888. Le « Visès » Nhou agite les provinces « rétrocédées » pendant plusieurs années, etc. Il est visible que ces bandes ne recrutaient pas toujours de force. On voit même des pirates rentrer dans le rang

‘Des malfaiteurs dangereux ayant regagné leurs villages pour y cultiver leurs rizières ont pu être remis entre les mains de la justice. (id, A 20 (54) c.9 ; 1907)’

Ce n’est pas de gaieté de coeur que le paysan voit revenir l’ancien brigand, mais il le craint et il pense aussi que sa présence est une garantie contre d’autres bandes (Sourys Rolland 1950). Les cas où les paysans se rebiffent sont rares et si l’on en croit un rapport de 1910, tardifs : le Gouverneur Général signale que les habitants d’un village dans Kratié ont tué eux-mêmes des brigands, ce qui serait une « attitude nouvelle » (id, A 20 (60) c.9). Finalement, au moins au vu des rapports, il semble que le paysan est plus prompt à se rebeller contre les dignitaires, c’est-à-dire à risquer le conflit avec l’ordre établi !

Notes
282.

Une « société faiblement stucturée » se caractériserait par « une culture dans laquelle des variations considérables du comportement individuel sont tolérées » (Embree 1950, in Evers 1969)

283.

« Il faut dire exactement ce qu’on a appris ; si donc vous apprenez quelque chose répétez-le très exactement » (Codes I, 71).

284.

Cf. leur interprétation psychanalytique.

285.

Créature magique dotée de grands pouvoirs.

286.

En dehors du srok, il n’y a que le roi, les pirates les mandarins et leurs dépendants.