2.1. La résistance aux abus

Le moins visible peut se révéler le plus important : il en est ainsi de l’inertie et de la passivité, trop souvent négligées par les théories politiques. Et pourtant les régimes meurent tout autant des oppositions sourdes ou de l’indifférence de leurs partisans que des explosions qui ne font qu’entériner un état de fait. Le problème est que ces attitudes sont trop souvent considérées comme des paramètres, des évidences tellement constantes qu’il ne serait pas utile de tenter de les expliquer :

‘Il y a l’idée que l’identité à soi, la permanence (y compris la permanence des rapports impliqués dans un processus cyclique) n’a pas besoin d’être expliquée s’expliquant par elle-même, n’a pas besoin d’être causée (ou produite), étant cause d’elle-même. Seul le « changement » en tant que changement « réel », c’est-à-dire abolition-transformation de l’essence, aurait besoin d’une explication et d’une cause. (Balibar 1974, 236).’

Or, les manifestations de résistance « passive » de la paysannerie sont un élément essentiel de la faiblesse endémique du système politique khmer. On pourrait multiplier les exemples qui ont contribué à établir solidement la réputation de « paresse » du paysan cambodgien. Les auteurs qui avaient circulé dans les campagnes et observé les travaux des champs étaient trop rares pour donner un avis plus nuancé et la proximité du Vietnam avec son agriculture à plus forte intensité en travail a singulièrement abusé les observateurs superficiels : les rizières khmères sont bien plus souvent désertes que les rizières des deltas. Si le paysan khmer est faiblement incité à accroître sa production, il l’est encore moins lorsque le surplus éventuel va lui être pris. Il ne s’insurge nullement contre le principe de l’impôt, mais il peut à bon droit suspecter les percepteurs. Aussi ne sera-t-on pas surpris que, fort de son indépendance, le paysan khmer s’oppose, souvent avec efficacité, à tout contrôle administratif. Les recensements sont mal accueillis, les réponses souvent fantaisistes et il ne fait pas de doute qu’ils apparaissent comme un moyen de coercition et une atteinte à la liberté. Selon Doudart de Lagrée, l’un des motifs de la révolte contre les Vietnamiens en 1840 aurait été l’organisation d’un recensement, préludant au prélèvement de l’impôt et de la corvée.

J’ai déjà évoqué les difficultés considérables rencontrées par le Protectorat pour implanter la « propriété » et réaliser le cadastrage. Nous avons vu également que les impôts rentrent assez bien, mais que la fraude très importante en allège sensiblement le poids. Quant à la corvée, elle est à l’évidence la charge jugée la moins supportable : elle ne sert qu’à cet extérieur du village auquel le paysan ne s’intéresse pas, voire même qu’il craint (cf. les routes). L’exemple cité ci-dessus, où les paysans mènent avec retard, négligence et lenteur les travaux de réfection d’une route locale alors qu’ils réalisent un pont de bois utile au village « dans d’excellentes conditions en un temps record, une journée de travail » (Martel 1963, 264) montre bien les capacités réelles des villageois. Ce n’est évidemment pas une attitude nouvelle, comme en témoigne le succès du rachat des corvées, ou, antérieurement, les « scrupules » d’Ang Duong à utiliser la corvée pour faire construire ses routes.

Cette attitude générale limite la moyenne des extorsions possibles. Mais dans certains cas, la défensive ne suffit plus et les paysans se révoltent spontanément. Ces révoltes locales sont la forme d’expression d’un mécontentement diffus à l’occasion d’abus particulièrement criants, tels que la rapacité d’un collecteur d’impôt, la nomination d’un gouverneur, etc. Les archives ne permettent pas d’en évaluer correctement la fréquence et l’ampleur : ces explosions sont assimilées purement et simplement à des affaires criminelles et ne parviennent aux administrateurs français que si elles sont graves ou si leur victime est un français. Pourtant, l’assassinat de Bardez évoqué au chapitre précédent n’est pas un cas unique. En 1891, l’agitation est assez générale :

‘Un percepteur a été tué dernièrement dans la province de Roléa Pier, un autre blessé dans Barai ; dans les provinces de Kompong Siem et Chhoeung Prey, les collecteurs ont dû s’enfuir, chassés par la population. (AOM Paris A 20 (34) c.7)’

On peut rappeler aussi l’exemple de ce meurtre du gouverneur de Chickreng à la suite de la nouvelle division administrative de Kompong Svay. A cette occasion, le gouverneur de Stung est expulsé et bien que Moura soupçonne l’ancien sdach tranh d’avoir fomenté les troubles, c’est bien la masse des paysans qu’il doit convaincre d’accepter la nomination d’un nouveau sdach tranh (AOM Paris A 30 c.11 et Aix 10.125).

On peut reconstituer, d’après les récits de l’affaire Bardez ou de la mort de Pou Kombo (Moura 1883, II, 170), les formes de ces flambées qui se limitent pour l’essentiel à l’exécution rituelle du coupable, puisque les impôts continuent à être perçus (AOM Aix 10.125 ; 1869). Les paysans organisent une cérémonie destinée à conjurer les mauvais sorts ; les esprits s’échauffent, la foule finit par trouver le courage de braver l’autorité, puis tout rentre rapidement dans l’ordre. La signification de ces brefs mouvements est claire : visant une ou des personnes, ils ne remettent pas en cause le pouvoir royal, mais un mauvais usage prolongé de l’autorité. Les Codes « justifient » en quelque sorte ces actes : dans plusieurs textes de lois, les troubles sont considérés comme l’indice d’injustices, de vexations ou de réquisitions abusives des dignitaires (I, 106 a.66 ; 100 a.45 ; 104 a.60). Bien que limitées, ces explosions peuvent provoquer des troubles durables, soit que certains paysans, qui ont pu se procurer des armes, décident de faire de la piraterie, soit que se révèle un sorcier ou un mystique qui s’engage dans une querelle dynastique.