2.2. Les contestations touchant à la personne du roi

La transition est donc insensible de la révolte locale à la révolte dynastique : le succès d’un petit mouvement suffit parfois à révéler des ambitions. Prenons comme exemple la révolte en Kampot (avril 1909), finalement peu importante, mais déjà fort différente de la banale colère contre les autorités. Bien qu’elle soit dirigée contre les Français (apparemment), elle a un caractère très traditionnel. Comme toujours, l’effet de surprise est total et aucune cause notoire n’apparaît :

‘Il n’existait aucun symptôme d’agitation. Tout au plus, en octobre dernier, s’était-il produit une manifestation bien pacifique, d’une centaine de Cambodgiens demandant que leurs terrains ne fussent pas mesurés [...] (AOM Paris 30 c.21)’

Les Cambodgiens n’ont donc pas de motivation immédiate, contrairement aux Chinois qui doivent participer à l’émeute et qui sont des coolies des poivrières alors en crise. La rébellion des Cambodgiens est limitée à un seul village, celui de Kas-Toch, qui y participe en entier  287 . Un prisonnier déclare,

‘avoir été entraîné par le nommé Khiem, se disant prince de la dynastie Ang Non ayant fait la campagne de Pou Combor et la rébellion de 1885-1886, à venir l’aider à reconquérir sur les Français le Royaume du Cambodge.’

Une grande cérémonie a eu lieu dans le village, pendant laquelle Khiem a fait des tatouages supposés conférer l’invulnérabilité à ses partisans et a persuadé les habitants de Kas Toch

‘que la sainte religion leur prescrivait impérieusement d’aller attaquer la Résidence le 13 avril. (souligné par moi M.C.)’

La date s’avère mal choisie : les Chinois qui devaient être de la partie ne viennent pas, parce que le 13 avril est néfaste… Trop peu nombreux et surtout trop mal armés, les villageois sont repoussés. Leur comportement pendant le combat n’a rien de comparable à celui d’une bande armée et organisée :

‘Une centaine environ, à tête rasée, à écharpes, jambières et sampot en calicot blanc, s’accroupirent sur le sol, quelques-uns tiraient, les autres marmottaient des prières à voix basse. M. Teulière s’approcha, avec un réel courage, du chef qui dansait un peu en avant un sabre à la main et le blessa d’un coup de revolver. La bande se leva aussitôt et battit en retraite [...]. (rapp. cité)’

Bien que ce bref engagement leur ait coûté douze morts et de nombreux blessés qu’ils ont emmenés, les paysans attaquent la douane le soir même. Le mouvement tourne court et la répression est sévère. La stratégie du Protectorat, identique à celle de l’ancienne administration royale, consiste à frapper durement les « meneurs » et à amnistier largement les autres, qui auraient été « entraînés » ou menacés : en 1908, après une attaque du poste de Mongkolborey, dans les provinces récemment « rétrocédées » de l’Ouest, 172 paysans sont renvoyés chez eux et 126 sont jugés. S’il avait obtenu quelques succès, le nommé Khiem aurait sans doute très rapidement augmenté son influence de façon considérable. C’est en effet ce qui se produit pour d’autres personnages qui, comme lui, prétendent avoir des droits au trône. Leai Tai, qui agite Phnom Srok en 1889 et qui, fils adoptif du gouverneur de Tréang, se prétend « quatrième frère du roi » (AOM Paris A 30 (87) c.20 ; 1889) ; Assoa, qui déclare s’appeler Ang Phim  288 . Ces révoltes ont déjà toutes les caractéristiques des grandes révoltes dynastiques, même si leur champ reste local. En fait, ce qui distingue celles-ci de celles-là, c’est que le révolté, prétend réellement remplacer le roi. Pour cela, il prépare la prise de la capitale qui, même si elle n’est pas suffisante pour lui assurer le pouvoir, est nécessaire pour signifier la vacance du pouvoir. Pendant les débuts de la période coloniale, deux personnalités seulement ont été capables de contester à ce niveau l’autorité de Norodom. Le premier est Pou Kombo, qui s’installe dans l’arrondissement de Tayninh à la fin d’avril 1865 et se déclare petit-fils du roi Ang Chan  289 . Le second est Si Votha, second frère de Norodom, élevé avec lui à Bangkok. Revenu au Cambodge après la désignation de Norodom comme roi (novembre 1860), il se révolte dès avril 1861, s’opposant à son frère pendant près de 30 ans, avec trois périodes actives en 1861-62, 1876-78 et 1885-87.

Mon propos n’est pas de retracer ici les principaux épisodes des luttes menées par ces deux prétendants : les archives n’ont retenu que lesépisodes militaires, sans s’intéresser aux causes plus profondes des succès et des revers des révoltés.

L’élément décisif pour le déclenchement et l’extension du mouvement est la capacité du prétendant à se montrer crédible . Le titre dont il se pare ne suffit pas il doit être « prouvé » par l’exercice de pouvoirs. C’est ce que résume bien une lettre du ministre des affaires étrangères du Siam concernant A Non :

‘Il s’exalte lui-même et proclame orgueilleusement qu’il est un personnage méritoire possédant différents pouvoirs et une autorité miraculeuse, mais cela n’existe que dans son imagination [...] Mais les gens qui forment la population des forêts ont de folles oreilles et ne comprennent rien et ils le suivent comme s’il était un important personnage [...] . (AOM Paris A 30 (34) c.14 ; 1877)’

Ces prétentions doivent trouver un début de confirmation, d’où l’importance des premiers succès : Pou Kombo sort vainqueur de quelques engagements avec les Français et tue l’administrateur de Tayninh ; Si Votha bénéficie de l’auréole de son général, que ses victoires font surnommer Rama. Un prestige bien établi est une garantie importante contre les atteintes à la personne du prétendant. En avril 1861, le roi ordonne de saisir Si Votha dans sa résidence d’Oudong ou de le tuer :

‘Mais le prestige des princes est si grand dans ces contrées que [...] les Khmers n’agirent que mollement et ceux qui étaient armés de fusils, forcés de tirer, les déchargèrent en l’air tout en ayant l’air de tirer sur la demeure du prince. (Moura 1883, II, 139)’

Par la suite, bien qu’encerclé, il peut s’enfuir car les habitants de Kompong Svay n’osent pas s’opposer à lui et lui ouvrent un passage. Pou Kombo, dont l’appartenance à la famille royale est pourtant plus suspecte, a cependant une forte réputation :

‘Il y a dans le prestige qu’exerce ce prétendant quelque chose qui tient à l’influence des bonzes au milieu desquels il a longtemps vécu. (Gougal, AOM Paris A 30 (12) c.11 ; 1867)’

Même lorsque déchu, trahi, il est seul face à la foule, personne n’ose se saisir de lui. Deux esclaves du gouverneur s’étant dévoués pour le capturer, les paysans le tuent le soir même :

‘Mais une fois la nuit venue, la folle imagination des Cambodgiens se mit à travailler ; on craignit que le prisonnier, qu’on soupçonnait d’entretenir des relations avec les esprits célestes, n’échappât, bien qu’il fut lié à tout rompre, et, afin d’éviter qu’un tel miracle se produisit, on lui coupa décidément le cou. (Moura id, 170)’

Ces pouvoirs magiques sont d’autant plus importants qu’ils en transmettent une partie à leurs partisans ; cérémonies, tatouages, amulettes, sont indispensables pour toute campagne militaire

‘Leur costume se composait d’un morceau d’étoffe blanche drapé plus ou moins originalement autour du buste et de la tête et tracé de lignes irrégulièrement marquées, [de] formules magiques qui rendent invulnérables. (insurrection de 1885-86, AOM Paris A 30 (74.) c.18)’

Ces chefs savent soigner leur popularité. Pou Kombo, à peine arrivé au Cambodge (venant de Cochinchine), promet de « revenir aux anciens usages en matière d’impôt » :

‘Il tirait bien parti, comme on le voit, de la situation et il montra la même adresse pendant tout le temps que dura la révolution qu’il avait provoquée. (Moura II, 160)’

On retrouve la même préoccupation chez Si Votha, qui n’hésite pas à payer ses provisions, alors que la tradition des brigands et des soldats est de réquisitionner ou de piller.

Plus conventionnellement, les révoltés cherchent à créer un centre à l’image de la capitale Si Votha établit un fort très solide dans Baphnom  290 . Mais ces bases provinciales ne sont que des marchepieds pour attaquer la capitale : suivant le schéma de la centralisation autour de la royauté, les révoltés pensent, souvent à juste titre, que la prise du centre, l’exil du roi suffiront à faire admettre leur autorité aux provinces. A l’automne 1861, le lieutenant de Si Votha, Rama, est tout près de s’emparer d’Oudong, mais faute d’instructions de son chef, il se replie sur Phnom Penh et ne retrouvera plus pareille occasion. Pou Kombo échoue de peu à la fin de 1866, d’ailleurs à cause de l’intervention des Français qui ont armé les Malais.

Mais l’élément essentiel de leur stratégie est d’avoir des soutiens sûrs. Ils recherchent des complicités chez les dignitaires, à la cour, voire dans la famille royale.

‘On est parvenu enfin à constater l’existence d’une vaste ramification dans le complot formé contre l’autorité du roi par ce prétendant [… Pou Kombo]. Dans ce complot se trouvent compromis la mère de Norodom et la plupart des mandarins. (AOM Paris A00 (7) c.1 ; 1866)’

Même si l’auteur du rapport, s’appuyant sur une lettre anonyme, exagère quelque peu, toutes les grandes rebellions divisent la classe dominante. Certains dignitaires limitent les risques : les gouverneurs s’enfuient ou, comme en 1889, se font emprisonner, « espérant ainsi sauver leur vie et leur responsabilité » (A 20 (27) c.6). D’autres s’engagent plus ouvertement, comptant sur les appuis qu’ils ont par ailleurs et sur les amnisties que le roi est toujours contraint d’accorder pour rallier les insoumis. Ceci est loin d’être une éventualité douteuse comme le montre l’exemple d’A Nong, ancien lieutenant de Pou Kombo, qui n’est pourtant qu’un chef de brigands : A Nong a donné et trahi plusieurs fois sa parole, et pourtant le roi accepte qu’il s’installe dans un village en payant tribut en juin 1875. On est mal renseigné sur les effectifs dont disposent les « rebelles ». Pou Kombo fait campagne avec 5.000 hommes en octobre 1886, auxquels il faudrait ajouter quelques troupes assurant ses arrières. Le roi mobilise très largement, autant pour empêcher les hommes de rejoindre son adversaire que pour le combattre. C’est que l’élément qui va décider de la victoire n’est pas la masse de troupes, mal équipées et parfois médiocrement motivées, mais l’existence d’un noyau fidèle. Le prétendant se l’assure en distribuant généreusement des titres. En mars 1867, Pou Kombo, battu par un mandarin du roi, perd 52 mandarins et 110 soldats cambodgiens, 4 mandarins et 100 soldats annamites (AOM Paris A 30 (12) c.11 ; Gougal). L’hécatombe de dignitaires montre bien le rôle qu’ils jouent : les « soldats » sont peu exposés parce qu’ils fuient dès que la défaite semble probable.

Le roi n’a d’ailleurs guère plus de confiance dans les « hommes de levée » et il compte surtout sur des mercenaires étrangers, Malais, Tagals  291 . Au total, le destin des rébellions tient à peu de choses : leur développement est rapide et leur chute souvent encore plus, même si quelques irréductibles ayant peu d’espoir d’être graciés, ou déçus, deviennent des pirates. La concentration des luttes entre des mercenaires et des partisans, le fait que le seul enjeu réel soit la capitale, font que ces mouvements, quelle que soit leur popularité, ne sont que très épisodiquement populaires.

Notes
287.

Il est fort possible que ce soit la nouvelle de ce mouvement qui ait provoqué l’exode de certains habitants vers la Cochinchine, attribué par l’administrateur de Hatien à l’existence de bandes : « L’exode se produisait déjà dans [vers] les campagnes annamites, les Cambodgiens, naturellement peu braves, quittaient leurs demeures avec des provisions pour se réfugier dans un pays plus sûr ». (AOM Paris A 30 (114) c.21 ; 24.04.1909).

288.

Selon la « chronique royale » (version de Moura), Ang Phim est né en 1825 et serait un neveu, mort très jeune, du roi Ang Chan qui. régna de 1806 à 1834.

289.

Pou Kombo a alors 49 ans. Mgr Miche, qui a vécu au Cambodge dès 1838, dément cette filiation (AOM Paris A 30 (8) c.11 ; 1865). Selon Moura (1883, II, 159), il s’agit d’un Kouy, qui fut bonze à Angkor et appelé par la suite Achar Leac (le savant Leac).

290.

Le chef de bataillon Grandclément a une opinion flatteuse sur ce fort : « Tel qu’il est cet ouvrage eut défié longtemps les efforts des armées cambodgiennes, qui par ailleurs n’auraient pas osé l’attaquer » (A0M Paris A 30 (20) c. 14).

291.

« [...] on avait réuni à Phnom Penh 500 Cambodgiens de levée et équipé à l’européenne environ 100 tagals de Manille, employés du roi à divers titres et sachant se servir des armes de précision ». (Moura 1883, II, 181)