Chapitre 11 : Conclusion : de la douce agonie à la mort violente

La société cambodgienne a incontestablement dissimulé sa nature profonde : son monolithisme souriant était moins résolution de contradictions qu’occultation de leur dynamique. Pour donner une représentation physique de cet équilibre, on peut l’imaginer comme le produit de puissantes forces d’inerties s’exerçant de façon antagonique sur un point. Celui-ci reste bien immobile, mais au prix d’une dépense d’énergie considérable.

L’élément essentiel est la structure village-famille/royauté. C’est la forme spécifique de cette scission qui commande toute l’organisation sociale. Il ne s’agit pas de la forme abstraite d’« unités dispersées », qui s’opposeraient à l’Un du pouvoir, mais d’une articulation particulière, dans laquelle, par laquelle, se réalise la reproduction de la polarisation initiale. D’un côté, le village , comme espace plan, collectif des âmes, où chacun a droit au respect et à l’estime mutuelle. Pour parvenir à cet objectif, des normes explicites ou implicites définissent un espace étroit à chacun : les écarts de statuts existent, mais ils sont organisés, par exemple entre les « aînés » et les « cadets ». Lorsqu’ils doivent dépasser le pur formalisme, comme dans le cas de l’achar (ou du mesrok), ils ne peuvent le faire que dans un très large consensus et de toute façon, ils ne débouchent jamais sur des rapports d’autorité et d’extorsion. Face au monde, l’anti-monde de la forêt , d’autant plus redoutable que le fossé entre les deux s’agrandit : l’individu y est d’autant plus dangereux qu’il a été « socialisé », éloigné par la contrainte sociale des pulsions, dont il devient subitement le jouet. Seul face à une vie végétale, animale et sociale à laquelle il n’est pas préparé, confronté au risque de mort, il fait passer avant toute chose son auto-défense. Il rejette les normes collectives qui n’ont plus de sens : le voici « tigre » par nécessité.

Le roi est le pendant « naturel » de cette multitude qu’il doit contrôler et gérer. Il faut qu’il soit au rang des génies pour maîtriser ce désordre fantastique, cette dysharmonie fondamentale. Sa tâche est écrasante, mal assurée dans ses fondements par une dîme du paddy évanescente et une corvée difficilement utilisable productivement. Le bon roi, c’est la Providence, le personnage qui réussit à être l’opulence et l’ostentation, sans pour autant être rapace. Comment le pourrait-il ? De même, comment serait-il l’autorité face au chaos total qui lui est confié ? Comment être le pouvoir, alors que la légitimité est incertaine, révocable ? Comment enfin garder sa place lorsque l’essor démographique réduit le rôle magique du roi, lié au prei alors que s’accroît son rôle purement social, en principe limité ? Mieux, le voici, puisqu’il est fort, supposé capable de dompter seul les « tigres ». Il n’a guère d’autre choix que de faire de l’ordre avec du désordre, ce qui n’est pas sans conséquences : il a un immense pouvoir de commander et une faible capacité d’être obéi . Il peut lever tous les hommes valides, mais il ne se risque pas à avoir une armée de métier ou même une police organisée. Face à la classe dirigeante dont il est le chef, il doit préserver son image de défenseur du peuple et pour cela vivre dans un monde des apparences proche de l’absurdité. L’ordre administratif et l’étiquette rigoureuse qui lui correspond représentent la stabilité idéale impossible, alors que la réalité n’est que mouvance et ne peut être que cela. Les dignitaires sont les images de leur maître, soumises à son bon vouloir, ne procédant que par lui ; mais les images agissent et c’est le roi qui supporte les conséquences de leurs actes. Enfin, le roi seul commande aux sujets qui sont ses khnhom, mais il doit tolérer que d’autres aient des esclaves domestiques, que la corvée devienne la « force » au risque que se constituent des armées privées. Quant au commerce (ou aux activités nouvelles), inquiétant facteur de concentration de populations en même temps que dispensateur de ces richesses indispensables au plaisir et à l’exercice de la force, il faut le circonvenir sans l’atrophier.

Sans doute, le roi n’est-il pas dépourvu de moyens, mais il lui manque l’essentiel : issu d’un consensus, il est lié par lui ; facteur d’ordre, il ne dispose pas de l’initiative. Tout se passe comme s’il avait un gouvernail, mais pas de dérive, condamné sans cesse à contourner les problèmes. Monopoleur de signes dont il doit assurer la distribution, il ne lui reste qu’à être un habile manipulateur. Le voici soudoyant des Malais et des Tagals pour avoir une garde personnelle en espérant que ces « étrangers », méfiants face à des manoeuvres mal comprises, garderont une neutralité qui serait à son avantage. Le voici encore dévoyant les plus riches des marchands ou en faisant des aristocrates du commerce, tout en gardant en réserve l’arme ethnique. Au total, le pouvoir khmer, c’est la boursouflure généralisée de la politique, l’inexistence ou l’incompréhension du Politique, qui ne peut être que le conservatisme absolu.

L’ensemble fonctionne tant bien que mal, mais la convergence se fait vers un état d’équilibre d’une insigne faiblesse. Si le village abandonne certaines de ses prérogatives au roi, celui-ci ne s’en contente pas forcément : au pouvoir nécessaire, minimum, qui forme la base du consensus, il sait ajouter des suppléments. On peut le voir dans ses tentatives d’intervention dans les rites agraires. Cette intervention est dangereuse, car les rites agraires sont l’un des moyens essentiels par lequel les communautés forgent leur identité et leur unité. Le rassemblement du groupe, la mobilisation des énergies dans la célébration magique/religieuse ou dans ses préparatifs, sont indispensables à la vie de la communauté, qui commande ainsi elle-même à la puissance fantasmatique de son double imaginaire. Le roi, qui prend place dans ce processus, accroît effectivement son influence directe, mais il sape profondément les fondements mêmes de cette influence en privant la communauté d’une part de sa dynamique. A la limite, le despotisme extrême s’apparente au monopole exacerbé du vide absolu qu’il a créé .

Le mécanisme n’est pas que fantasmatique : les dignitaires, comme le roi, cherchent à étendre leur influence. Leur intervention est plus concrète : ils veulent monopoliser toute l’autorité. Forts de leur mandat, de la défense de 1’« intérêt général », ils tentent d’imposer leur conception de la société : il y a ceux qui commandent et ceux qui obéissent. Les premiers sont infaillibles par essence et par nécessité. Quoi qu’il arrive, leur supériorité leur donne toujours raison et leur discours devient par là même monologue à peine interrompu par les révoltes.

Univers clos, que celui de ces mandarins, autoritaires, ne reconnaissant que leur rationalité, jusqu’à en faire un mythe, un mirage. Heureusement pour le paysan khmer, les mandarins ont besoin du désordre pour leurs louches opérations et sont de piètres bureaucrates. Derrière la façade du formalisme, il n’y a que discontinuité. Comment expliquer autrement le comportement, naïf à nos yeux, de la princesse Malika, femme de Yukanthor, qui, ayant obtenu de Norodom malade un testament notoirement litigieux, attend qu’un nouveau Résident soit nommé pour tenter de le faire valoir (AOM Paris NF 570 ; 1906). Au total, le village est infantilisé  299 , à l’image de son mesrok conçu comme un mouton au service de ses maîtres. Manquant finalement de moyens, la communauté dépense d’autant plus d’énergie à assurer son unité, atrophie encore davantage toute capacité d’initiative déséquilibrante par nature. Lorsque la colère mobilise les énergies, la communauté se trouve confrontée à son propre vide, à son incapacité organisationnelle : au-delà des tâches quotidiennes, la révolte est un geste suicidaire, qui ne manque pas de panache, mais qui ne mène à rien,

Cet immobilisme , déjà dangereux au XIXe siècle, le Protectorat va le perfectionner. L’administration locale, autour du mékhum élu/désigné, va devenir le rouage le plus pesant de l’administration coloniale. Le mékhum est l’homme à tout faire du « centre », ce qui a pour conséquence qu’il ne peut rien faire en dehors de lever les taxes. Seule manifestation autorisée (par le pouvoir colonial) du village, il s’oppose en fait à ce dernier, bien davantage que les anciens mesrok. Or la communauté encore affaiblie fait désormais face à une série d’appareils renforcés. Le bouddhisme est centralisé, « scientisé ». Les actes d’autorité, toujours pétris de bonnes intentions, se multiplient. Par exemple, l’édification des pagodes est désormais soumises à autorisation ; louable souci d’éviter la prolifération et la décadence artistique, mais intrusion supplémentaire dans l’un des derniers domaines réservés du village. La mise en place d’écoles dans les pagodes vise à empêcher une coupure profonde fort préjudiciable, mais le projet manque de moyens et achoppe sur la fluidité au sein du vat : il est impossible d’avoir des maîtres permanents. Surtout, les motifs politiques empêchent l’enseignement de s’autonomiser vis-à-vis du bouddhisme, qui condense le conservatisme. Enfin, l’administration est d’autant plus tentaculaire qu’elle est double : les Français laissent en place l’appareil khmer, bâtissant à côté de lui un appareil à l’européenne, à personnel vietnamien. L’Etat khmer est de plus en plus « réel », « matériel », trop sans doute pour les Khmers qui se montrent pour une fois plus royalistes que leur roi : en 1916, des milliers de manifestants, se groupant de village en village, vont jusqu’à Phnom-Penh pour protester contre les taxes, les corvées, le cadastrage. Ils veulent voir le roi, l’obligent à se présenter, l’écoutent, mais ne lui obéissent pas. Ultime sursaut ? L’indépendance sera faite par Sihanouk, qui continuera la même politique, édifiant face à l’Occident des façades coûteuses comme autant de murailles destinées à arrêter le temps.

Condamné par le contexte extérieur à s’adapter rapidement, à se rassembler, à constituer des alliances solides, le peuple cambodgien, sacrifié à des intérêts divers, englué dans son confort relatif, a été broyé. Bien d’autres peuples pourraient l’être à leur tour.

Notes
299.

Cf. le récit de Boosanong Punyodyana : en Thaïlande, à la suite de l’annulation de la visite d’un gouverneur, un officier de district lit le discours de ce dernier. S’amusant ouvertement chaque fois qu’il est question de « l’initiative communautaire », il éclate de rire - avec la foule - lorsqu’il est question de relations égalitaires et amicales avec l’administration (in Evers 1969).