Dans le temps

Nous nous sommes limités à l'examen du vignoble de 1958 à 1978 soit au cours des vingt dernières années.

1958, c'est la date d'achèvement du Cadastre Viticole, une extraordinaire enquête qui essaye de répertorier systématiquement toutes les exploitations agricoles possédant des vignes en France. C'est une source de documentation très riche, très détaillée qui donne une photographie précise du vignoble à cette époque. L'étude exhaustive des exploitations viticoles nous permet également de suivre l'évolution du vignoble. Cela a été pour nous un point de départ essentiel, jusqu'à la mise en place par les différentes administrations concernées, de sources statistiques régulières et constantes.

En 1965, est créé un service autonome de la Viticulture à la direction départementale des impôts, signe de l'importance prise par la culture de la vigne en Savoie. Il est chargé de contrôler les aspects quantitatifs (superficie et productions) et qualitatifs (encépagement) du vignoble. Il est ainsi possible, peu à peu, de suivre l'évolution dû nombre des exploitations, leur plus ou moins grande spécialisation, l'évolution de la superficie plantée en vignes et par catégories d'exploitations. Ceci pour chaque commune et pour le département. A partir de 1972, le suivi des renseignements est constant et ne souffre presque plus d'aucune erreur.

A côté de cet organisme principal, il faut aussi mentionner :

  • la direction régionale de l'Institut National des Appellations d'Origine Contrôlées qui regroupe tous les dossiers des viticulteurs exploitant à des fins de commercialisation, une production labellisée "A.O.C. Vins de Savoie".
  • la Mutualité Sociale Agricole. Elle possède à la fois les renseignements fonciers et sociaux les plus pertinents. Mais elle reste d'un accès difficile au chercheur.
  • le Syndicat des Vins de Savoie : groupement de défense et de promotion du vignoble Savoyard qui a mis à notre disposition ses archives.

Il est possible ainsi de disposer d'année en année, d'un ensemble de sources particulières au vignoble et à la viticulture, qui permettent de cerner et de bien saisir la réalité contemporaine.

Si ces précisions quant aux sources de nos enquêtes expliquent le choix des dates de notre recherche, d'autres facteurs justifient aussi ce choix.

1958-1960, c'est la fin des "années cinquante", l'époque des mutations profondes dans l'agriculture de ces régions de moyennes montagnes qui étaient restées en deçà de l'évolution contemporaine.

L'exploitation fondée sur la polyculture associée à l'élevage, fondamentale à cette époque, permet encore une vie en autoconsommation fondée sur une absence d'ouverture sur l'extérieur. Celle-ci se traduit par :

  • Une absence d'ouverture économique avec une commercialisation insignifiante des produits.
  • Une absence d'ouverture mentale se traduisant par une mauvaise diffusion des innovations et une mauvaise réceptivité à l’innovation.
  • Une absence d'ouverture sociale, marquée par une faiblesse de la conscience collective paysanne : les syndicats agricoles n'ont jamais eu une grande influence.

C'est donc à partir de cette époque que le mode de production et le mode de vie changent :

  • Avec la disparition d'un certain nombre d'exploitations engendrée par l'exode rural.
  • Avec la disparition progressive des supports de l'activité agricole traditionnelle (polyculture plus élevage laitier) qui déclinent irrémédiablement et notamment avec la disparition de structures coopératives, souvent inadaptées.
  • Avec l'apparition ou le développement de nouveaux modes d'activités ou d'innovations culturales : la double activité permet le maintien sur place d'exploitants en introduisant de nouvelles mentalités, assimilant le paysan à un entrepreneur, l'entraînant vers de nouveaux types de productions agricoles, extensives ou spécialisées.
  • Les cultures extensives sont essentiellement représentées par le maïs qui fait son apparition sur d'immenses étendues en plaine ou dans le fond des vallées (Chautagne, Combe de Savoie, Vallée de l'Isère). C'est le type même de la culture mécanisée où peu de personnes suffisent pour assurer le fonctionnement de grandes unités d'exploitations.
  • Les cultures spécialisées : c'est la vigne qui voit ses structures se modifier : on note une diminution des superficies et du nombre des exploitations mais en même temps les exploitations subsistantes s'agrandissent avec une spécialisation et une technicité en net progrès. Or au même moment, l'apparition de nouveaux débouchés favorisent et accélèrent cette mutation. La mise en place d'institutions spécialisées (I.T.V., I.N.A.O., S.D.V.)  3 et de réglementations contraignantes encouragent le maintien et le développement d'une viticulture spécialisée et modernisée.

1958-1978 : En vingt ans, le vignoble savoyard va évoluer, se transformer sous l'influence de plusieurs types de facteurs, les uns intrinsèques : la démographie, les structures agraires ; les autres externes : l'économie, le tourisme.

  • La démographie : le vieillissement de la population et son renouvellement : la viticulture a-t-elle permis le maintien sur place d'une population agricole et notamment de jeunes en des proportions suffisamment grandes pour assurer une continuité ? Ou bien, l'évolution de la culture de la vigne, son maintien, sont-ils contrariés par la démographie des exploitants viticoles ? Une étude de l'évolution de la population est à faire, commune par commune, car on se rend très vite compte que les différentes parties d'une même région n'ont pas les mêmes caractéristiques.
  • Les structures agraires : l'examen minutieux des exploitations viticoles met en évidence des différences fondamentales au niveau communal quant aux structures agraires. Cela nous permet d'affirmer que l'évolution du vignoble n'est pas homogène et qu'à des communes ou groupes de communes "dynamiques" s'opposent d'autres groupes de communes en perte de vitesse et ceci en dehors d'un cadre géographique traditionnel. Pourquoi ? C'est une des question à laquelle nous essaierons d'apporter des éléments de réponse d'ici la fin de notre étude.

D'autres facteurs extérieurs au vignoble agissent fortement sur lui et sur son évolution contemporaine.

  • L'environnement économique : on ne dira jamais assez la situation privilégiée de la Savoie, région à deux saisons touristiques, vaste marché qui permet d'écouler les produits régionaux réclamés par une clientèle qui n'oublie pas de sacrifier au rite de la fondue savoyarde, du jambon de montagne et du vin de Savoie. Ne nous y trompons pas : la mode des produits locaux, dits plus naturels, est un des éléments qui ont favorisé les débouchés de la viticulture savoyarde. La relative aisance, due à la conjoncture économique, des classes moyennes, principale clientèle des caves coopératives ou indépendantes qui achètent directement sur les lieux de production, en est un autre.

Notons au passage, une contradiction entre les lois du marché et la recherche de la qualité et de l'originalité d'un produit tel que les Vins de Savoie. Afin de satisfaire une demande très soutenue, on a tendance à remplacer les cépages locaux moins productifs mais qui sont à l'origine de la réputation du vignoble (Mondeuse, Altesse), par des cépages plus banals, mais d'un rendement assuré : Gamay, Jacquère. Là encore, une étude de l’encépagement communal nous amènera à relever quelques ambiguïtés.

  • Le tourisme : il est une source primordiale et quasi permanente de débouchés pour les Vins de Savoie ; il est aussi un redoutable concurrent du vignoble sur le plan foncier. Les résidences secondaires et la vigne partagent les mêmes coteaux, avec les mêmes recherches d'exposition et d'abri. Certaines communes aux traditions viticoles anciennes n'ont pu résister à cette attaque qui s'est traduite par une surenchère sur le prix de la terre : Chindrieux en Chautagne en est un exemple frappant aggravé par un plan d'occupation des sols qui a "limité" les zones constructibles aux coteaux, relégant l'agriculture sur les bas des pentes qui sont les zones les moins propices à la viticulture. On voit que la démarche des aménageurs et des responsables s'est souvent bornée par des procédures telles que les P.O.S., à entériner une situation existante plutôt que d'essayer de sauvegarder les chances de la viticulture. Pour des raisons identiques, l'urbanisation est un phénomène préoccupant dans la cluse de Chambéry.

Il faut préciser tout de suite, qu'à des facteurs bien connus et facilement quantifiables, tels que ceux que nous venons d'évoquer, s'en ajoutent d'autres en "surimpression" plus difficiles à cerner qui relèvent des mentalités, collectives ou individuelles, d'un état d'esprit local, du rôle et de l'influence des notables. La prise en compte de ces éléments fondamentaux est essentielle pour l'étude de ce milieu et n'apparaît pas à la lecture des statistiques.

L'enquête personnelle auprès des individus ici indispensable s'est révélée, malgré son caractère forcément limité, d'une très grande richesse. Pour les responsables de l'aménagement rural, il y aurait là aussi d'importantes leçons à tirer de l'écoute et du dialogue avec ceux qui font et ceux qui vivent le fait rural.

C'est l'interaction de tous ces éléments et leur répercussion sur le vignoble savoyard que nous essaierons de déceler, de décrire et d'expliquer. Nous voulons montrer que la viticulture savoyarde, en tant qu'activité économique et le vignoble, en tant qu'élément du paysage et de l'espace savoyards ou plus précisément bas-savoyards doivent être pris en compte dans une réflexion sur l'aménagement de ces régions.

Notes
3.

I.T.V. : Institut Technique du Vin ; I.N.A.O. : Institut National des Appellations d'Origine ; S.D.V. : Syndicat des Vins de Savoie