INTRODUCTION

Un groupe social ne se comprend que dans ses relations avec les autres groupes sociaux. L'individu ne se réduit pas à son groupe social et l'âge est essentiel dans sa vie. Tels sont les fondements de ce travail. Mes premières recherches sur la société lyonnaise s'en inspiraient. Persuadé de leur bien fondé, j'ai essayé d'en tirer toutes les conséquences lors de la conception de la présente recherche sur les mobilités et les immobilismes d'une grande ville.

L'idée initiale était de suivre deux générations et de comparer leurs itinéraires résidentiels et professionnels dans le cadre d'une grande ville. Dans le même temps, j'avais envisagé de recueillir la mémoire d'hommes et de femmes de la seconde génération, nés au tournant du siècle afin de mieux connaître leurs espoirs de jeunesse et le regard qu'ils jetaient sur leur vie à son crépuscule. J'ai commencé cette enquête en 1979. Les témoins avaient alors 80 ans et leur demande était grande. Se raconter les passionnait. Dans le même temps, je prenais le chemin des archives pour constituer les fichiers statistiques destinés à fonder les trajectoires repérées. L'enquête orale devait pallier la sécheresse d'une table de mobilité sociale et apporter la dimension imaginaire de tout projet humain. Elle devait aussi compenser l'absence des femmes des listes électorales, la source-pivot des fichiers statistiques. J'espérais pouvoir ainsi associer le magnétophone et l'ordinateur dont la complémentarité m'apparaissait nécessaire après mes premières recherches sur la société lyonnaise.

Mes espoirs ont été déçus. Le temps m'a manqué. Je n'ai pas pu mener de front les deux enquêtes et les entretiens parfois cités dans ce travail ne sont que les maigres fruits de l'enquête initiale. Ils sont utilisés à plat comme simple témoignages et non comme résultats d'une mémoire. Cette première amputation fut suivie d'une seconde. Initialement, je voulais étudier les interactions que les mobilités, à tous les sens du terme, entretiennent avec les comportements politiques. Je ne l'ai pas fait. Si je n'ai pu mener à bien mes projets initiaux, c'est en raison d'une erreur d'appréciation. La constitution des fichiers statistiques s'est avérée plus longue que prévue car suivre des individus, reconstituer ce qui n'est pourtant que Pécorce de leur vie n'est pas simple. Même si le champ d'investigation est limité à une grande ville. Et le plus frustrant est que les individus qui nécessitent le plus de temps sont ceux que l'on retrouve pas...

Du projet initial, il ne reste donc que le cœur, fondé sur une étude massive de sources sérielles. Etudier les mobilités et les immobilismes d'une société urbaine imposait une approche globale de la ville et des groupes sociaux. De cette approche découlait un risque : travailler par sondage sur des groupes aux effectifs variés et ne pas cerner avec une fiabilité suffisante les groupes les moins nombreux, en particulier les élites. J'ai pris ce risque mais j'ai essayé d'en pallier les effets par une enquête complémentaire sur le patriciat urbain.

Toute étude urbaine peut être menée à plusieurs échelles et employer plusieurs outils, du microscope au macroscope, cet instrument imaginaire et imaginé par Joël de Rosnay qui permet les pesées globales des phénomènes avant de les analyser à plus grande échelle. On pourrait idéalement étudier la mobilité spatiale d'un individu au sein des pièces d'un appartement, d'un immeuble, d'un pâté de maisons, d'une rue, d'un quartier, d'un bureau de vote, d'un arrondissement, d'une ville, d'une agglomération, d'une région. De même dans le domaine social, on pourrait observer l'individu, la famille, le groupe professionnel, la classe sociale. Sur les emboîtements de ces différents niveaux, les débats sont innombrables... Dans ce travail, l'essentiel de l'analyse des mobilités a été menée au niveau des individus et l'unité spatiale la plus fréquente est grossièrement assimilable au quartier.

Ma recherche est allée du quantitatif au qualitatif. J'ai commencé par constituer les fichiers statistiques nécessaires à l'examen des mobilités et un premier traitement informatique m'a fourni les lignes directrices des mobilités. Pour les saisir dans leur complexité, je devais mieux approcher les structures sociales et construire les instruments nécessaires à la connaissance des structures urbaines. Pour ce faire, il fallait avec toute la rigueur possible - du moins je l'espère - passer des source aux données et en particulier construire une nomenclature professionnelle adaptée aux objectifs de la recherche puis reprendre les analyses initiales sur ces données recodées et vérifiées. A ce point l'essentiel était fait mais l'aridité du projet était patente.

J'ai complété cette approche statistique des mobilités par deux enquêtes complémentaires donnant une vision plus concrète des stratifications urbaines. J'ai procédé au suivi pendant quarante ans d'une dizaine d'immeubles. J'en avais eu l'idée dès la conception initiale du projet mais choisir des immeubles typiques nécessitait la connaissance des résultats de l'analyse statistique. Enfin, conscient de la faiblesse des effectifs du patriciat urbain, j'ai cherché une problématique susceptible d'en délimiter les contours. Les grands cercles m'ont semblé correspondre aux critères exigés et je pouvais ainsi renouer ainsi avec l'étude des sociabilités même si ce n'est pas cet angle d'approche qui est privilégié mais plutôt l'analyse de l'espace des élites. Arrivé là, j'ai ressenti le besoin de sortir encore un peu plus de la froideur des statistiques et de réfléchir sur les implications intellectuelles et culturelles de la mobilité sociale. J'abordais là un domaine qui m'est pour l'essentiel étranger - le lecteur s'en rendra compte - mais dont les opportunités de mes propres mobilités ont favorisé l'exploration. Je n'ai pas voulu renoncer à cette dimension même si elle se situe aux marges de la recherche proprement dite.

Il est un ordre de la recherche et un ordre de l'exposition. Tel a été l'ordre de la recherche. L'ordre de l'exposition est exactement inversé. Après un prologue consacré à une réflexion sur les études de mobilité sociale en France, une longue introduction à la vie lyonnaise dressera le cadre dans lequel la mobilité sera étudiée. Puis je présenterai l'enquête menée et j'expliciterai le passage des sources aux données avant d'aborder l'étude des structures urbaines. Enfin la quatrième partie sera consacrée à l'examen de deux générations de la grande ville...

Enfant de mobilités, je terminerai par une métaphore agricole. Il est deux façons de cultiver son champ comme il est deux façons d'interroger les sources. De manière extensive et de manière intensive. J'ai préféré la seconde. Ayant un petit jardin dans une terre aride, j'ai essayé de l'amender pour le rendre plus productif mais seul le lecteur jugera de la qualité de la récolte...