"En rappelant la carrière si brillante de ce pauvre Burdeau, enlevé lorsqu'il venait d'atteindre une des plus hautes situations que peut donner une démocratie, on a surtout exalté la volonté ferme et sans cesse soutenue qui conduisit le pauvre petit canut du métier sonore battant dans les vieilles maisons lyonnaises à la direction des affaires publiques de son pays. Cette fortune rapide, sitôt brisée par la mort, est entrée dans l'histoire du peuple au même degré que celle de tant d'hommes illustres partis d'en bas, histoire dont on a bercé notre enfance.
On aurait tort d'y voir, au moins pour Lyon, un rare exemple. Burdeau a incarné, par une rapide et prestigieuse destinée, les dons les plus heureux de sa ville natale ; il a montré comment, dans cette ville active, mais d'une activité peut-être austère, l'homme de courage et de volonté parvient à se frayer un chemin. Le cas de Burdeau n'est pas isolé ; si l'on pénètre dans la vie intime de la grande cité travailleuse, on trouvera que la plupart de ses hommes marquants se sont fait eux-mêmes leur avenir."
Ardouin-Dumazel, Voyage en France, La région lyonnaise, 1896, p. 13
Ce prologue s'intitule pistes. C'est en marquer d'emblée la modestie et le caractère inachevé. Le sujet pourrait à soi seul faire l'objet d'une longue recherche, voire d'une thèse. Tel n'était pas mon but... Il s'agissait plutôt de proposer quelques coups de sondes permettant de brosser à grands traits le contexte idéologique et scientifique dans lequel ce travail a été entrepris, de définir les contours d'un problème qui, je crois, permet de reconsidérer et d'explorer certains aspects de la société française. La mobilité sociale a été peu abordée par la sociologie avant la seconde guerre mondiale - je n'ai retrouvé que quelques enquêtes sur ce thème et je ne prétends pas que ce panorama soit absolument exhaustif tant il est toujours difficile d'établir une absence - et l'historiographie hexagonale contemporaine ne lui a pas accordée une place prééminente. Rares sont, en effet, les ouvrages d'historiens français qui accueillent la mobilité sociale dans leur table des matières ou dans la liste des notions indexées en fin de volume, et lorsque tel est le cas, c'est le plus souvent pour constater la rareté des recherches. Exemplaire est la page intitulée "De la mobilité sociale" dans l'Histoire économique et sociale de la France 1 : elle compte 39 lignes et 14 points d'interrogations ! J'ai donc essayé de comprendre les raisons, sinon d'un silence absolu, du moins d'un bien faible murmure...
Lorsqu'il publie, en 1927, son étude sur la mobilité sociale, Pitirim Sorokin dresse un tableau des recherches opérées en ce domaine par les sociologues européens et américains 2 et il cite 23 enquêtes différentes.
Toutes portent sur une comparaison des professions des fils et des pères : douze concernent les Etats-Unis, quatre l'Allemagne, trois l'Angleterre, deux la France, une l'Italie et une la Russie. La plus ancienne étude citée est allemande 3 , elle est le fait de J. Conrad et porte sur les étudiants allemands de 1887 à 1890. Elle a été publiée en 1893. Les deux enquêtes françaises ont été réalisées, en 1900, par Adolphe Coste et Charles Limousin. Après cette date, aucune autre enquête de ce genre n'est signalée pour la France 4 . Aux Etats Unis, toutes les enquêtes indiquées, dont trois sont dues à Sorokin lui-même, sont postérieures à 1920.
Femand Braudel et Ernest Labrousse (sous la direction), Histoire économique et sociale de la France, tome 4, premier volume, 1979, p. 63-64
Pitirim Sorokin, Social and cultural Mobility, London, The Free Press of Glencoe,1959,646 p. Cet ouvrage reprend la version intégrale de Social mobility, Harper & Brothers, 1927 ainsi qu'un chapitre de Social and Guttural Dynamics, American book company, 1941.
J. Conrad, Die Deulsh, Universtäten für die Universitätsaustellung in Chicago, Berlin, 1893 cité in Pitirim Sorokin, Social and cultural Mobility, p. 417 et p.458
L'enquête de Paul Lapie, "Les effets sociaux de l'école", Revue Scientifique, juillet 1904, n'est pas évoquée par le tableau dressé par Pitirim Sorokin.