Livres scolaires

"Les manuels scolaires...sont un instrument remarquable pour la compréhension des sociétés : l'âge du public qu'ils veulent toucher contraint l'idéologie à se ramasser, voire à se caricaturer, dans un souci d'efficacité" écrit Jean-Pierre Bardos, dans sa postface à l'édition du centenaire du Tour de la France par deux enfants 51

Le Tour de la France par deux enfants, c'est Le Livre, pour reprendre l'expression de Jacques et Mona Ozouf 52 . Il est l'oeuvre de Mme Fouillée. L'auteur s'est longtemps cachée derrière le pseudonyme de G. Bruno et bien des observateurs l'ont attribué à son second mari, Alfred Fouillée 53 . Paru en 1877, livre de lecture de milliers d'écoliers, dont le succès éditorial ne s'est pas démenti, - plus de huit millions et demi d'exemplaires vendus et beaucoup plus de lecteurs 54 -, cet ouvrage peut être regardé comme l'une des matrices de la formation des valeurs sociales, civiques et morales, des jeunes, et des moins jeunes, Françaises et Français de la période étudiée. Les valeurs du Tour ont été souvent analysées 55 . Je ne retiendrai ici que les éléments qui peuvent éclairer les conceptions sociales de ce livre fondateur, et en particulier ce qui est suggéré, plus qu'explicité, à propos des phénomènes de mobilité.

Une France artisanale et agricole, méfiante à l'égard des grandes villes industrielles, tel est bien l'horizon social du manuel de Mme Fouillée. Daniel Halévy fit plusieurs reproches à l'auteur, et tout d'abord d'avoir tu le problème douloureux, de l'amputation de l'Alsace-Lorraine. Jacques et Mona Ozouf font justice de ce reproche mais ils partagent, au moins en partie, le point de vue d'Halévy, en ce qui concerne l'ostracisme qui frappe la grande industrie et les prolétaires. La croissance économique n'est pas pensée et l'emprunt inconcevable. La morale est claire : "Un homme courageux compte sur ce qu'il peut gagner par son travail, non sur ce qu'il peut emprunter aux autres 56 ".L'école, bien sûr, est glorifiée, avant même les lois Ferry, mais il n'est pas question de "pousser les bons élèves. Julien, le cadet des deux petits Lorrains qui sont les héros du Tour de la France, ne se sent "promis à aucun autre métier que celui de paysan, bien qu'il soit le premier de sa classe 57 ".

Evoquant la pensée de Mme Fouillée à propos de la mobilité sociale, Jacques et Mona Ozouf soulignent l'importance de son évolution. "Lorsqu'elle écrit le Tour de la France en 1877, comme Francinet huit ans plus tôt, la stabilité des destinées individuelles lui paraît la règle d'une démocratie rurale close sur elle-même. En revanche, lorsqu'elle écrit les Enfants de Marcel, en 1887, ou quand elle ajoute en 1906 un épilogue à l'édition révisée, elle fait une large place à la promotion sociale des bons écoliers ... Les enfants laborieux de 1877 étaient destinés, dans l'esprit de Mme Fouillée, à faire de meilleurs paysans et de meilleurs soldats. Quelques années plus tard, elle les met à Polytechnique. On peut ici mesurer une dérive et sentir à quel point triomphe, sur l'école de la route, la route de l'école 58 .

La distinction entre les deux moments de la pensée de Mme Fouillée est essentielle pour comprendre son cheminement personnel mais ce qui importe, c'est l'impact social de ses idées et il est clair que si les conceptions première manière, celles de la stabilité sociale, ont été diffusées sans limite il n'en est pas allé de même pour les conceptions seconde manière, celles de la promotion par l'école. C'est le Tour de la France de 1877, -Jacques et Mona Ozouf sont catégoriques sur ce point - qui a connu l'immense succès, non les Enfants de Marcel ni même l'édition refondue de 1906 59 . Ce qui a prévalu pour les millions de lecteurs, c'est bien cette image d'une société quasi-immobile où chacun se doit de continuer le métier paternel. Dans cet univers, la réussite sociale est concevable, non la mobilité sociale.

L'équivalent américain du Tour de la France, c'est le McGuffey 60 . Williams Holmes McGuffey , est surnommé "l'instituteur de la Nation" ; il est né en 1800 dans l'Ohio, c'est à dire en dehors des premières colonies où l'influence européenne était beaucoup plus sensible, et est mort en 1873 en Virginie. Il est directement responsable des premières éditions des livres de lecture qui portent son nom mais par la suite, ses descendants ont publié de nombreuses autres versions. Toutes ne véhiculent pas les mêmes valeurs. Alors que les premières éditions - la première est de 1836 - évoquent une société rurale toute imprégnée des valeurs du protestantisme, les éditions des années 1880 enregistrent des changements notables : "la confiance en soi, l'individualisme et l'esprit de compétition imprègnent l'édition de 1879. La vertu est rarement sa propre récompense et les biens matériels peuvent récompenser les bonnes actions 61 ". On comprend que dans ces conditions les Andrew Carnegie ou Henri Ford 62 chantent les louanges du McGuffey Rentiers. L'esprit d'entreprise est encouragé chez les jeunes élèves et, comme dans les histoires d'Horalio Alger, les jeunes héros travailleurs, honnêtes et économes réussissent à s'élever dans la hiérarchie sociale. Révélatrice de cette mentalité est l'histoire intitulée "les avantages de l'industrie" dont la conclusion souligne que réussir à améliorer sa propre condition, c'est avoir l'assurance que l'on vit en harmonie avec Dieu 63 . Les conceptions du McGuffey ne sont pas originales, elles réalisent la synthèse des valeurs chrétiennes et des valeurs bourgeoises. Et l'on peut dire que tout jeune américain qui n'aurait pas lu le McGuffey, ou Horatio Alger, ou l'un des innombrables feuilletonistes qui véhiculaient ces valeurs, en aurait, malgré tout été imprégné car à la fin du XIXe siècle "le succès et ses prophètes étaient partout" 64 et tout lecteur du McGuffey avait pu entendre un sermon semblable à celui que le pasteur baptiste, Russell Conwell, répéta plus de 6000 fois à la fin du XIXe siècle : "Je vous affirme...qu'il n'y a jamais eu dans l'histoire de période...où il y ait eu autant de chances, pour un pauvre, de gagner de l'argent...Vous n'avez pas le droit d'être pauvre. C'est votre devoir d'être riche 65 ." Ce sermon doit être rapproché d'un autre. Celui de Benjamin Franklin dont Max Weber constate que l'idée est que le devoir de chacun est d'augmenter son capital. Et d'ajouter : "Ce n'est pas seulement une manière de faire son chemin dans le monde qui est ainsi prêchée mais une éthique particulière. En violer les règles est non seulement insensé, mais doit être traité comme une sorte d'oubli du devoir. Là réside l'essence de la chose. Ce qui est enseigné ici, ce n'est pas simplement le "sens des affaires" - de semblables préceptes sont fort répandus - c'est un ethos 66 " On est bien loin de la France catholique ou de la France républicaine dont la morale est souvent la même, la seconde étant une version laïcisée de la première 67 .

Ces quelques remarques suffisent à démontrer les différences qui séparent le McGuffey Readers et le Tour de la France. Les conceptions sociales des deux bestsellers de l'éducation primaires disent assez comment dès leur plus tendre enfance les petits Français et les petits Américains, ou leurs parents, pouvaient imaginer leur avenir.

Notes
51.

Le Tour de la France par deux enfants, Paris, Belin, 1877 et 1977. La citation de Jean-Pierre Bardos se trouve p. 312 de l'édition de 1977.

52.

Jacques et Mona Ozoul, "Le tour de la France par deux enfants, le petit livre rouge de la République", Pierre Nora, Les lieux de mémoire, tome 1, p. 291-321

53.

Sur Alfred Fouillée on peut consulter, Logue William, From Philosophy to sociology, the Evolution of France Liberalism, 1870-1914, Dekalb, Illinois, Northern Illinois Universrty Press, 1983, 278 p. et plus particulièrement le chapitre VI, Allred Fouillée : Science and Libéral Democracy, p.129-150.

54.

Mona Ozouf, "Le tour de la France par deux enfants: best-seller républicain", in Lectures et lecteurs au XIXe siècle: la bibliothèque des amis de l'instruction. Paris, bibliothèque des amis de l'instruction du 3° arrondissement, 1985,124 p. M. Ozouf fournit plusieurs chiffres très utiles sur la diffusion de l'ouvrage de G. Bruno.

55.

Voir Daniel Halévy, La République des ducs. Grasset, 1937 ; Aimé Dupuy, "Les livres de lectures de G. Bruno", Revue d'histoire économique et sociale, n° 2,1953 ; la postface de Jean- Pierre Bardos à l'édition du centenaire ; Dominique Maingueneau, Les livres d'école de la République, 1870-1914, Le Sycomore, 1979 ; surtout Jacques et Mona Ozouf, art. cit. et aussi les pages de Jean Bouvier p. 57-58. Histoire de la France sous la direction de Georges Duby, tome 3,1972

56.

Telles sont les deux lignes mises en exergue du chapitre consacré au Languedoc, chapitre LXXIX de l'édition de 1877, chapitre LXXVIII de Pédilion de 1904.

57.

Jacques et Mona Ozouf, art. cit. p. 305

58.

Jacques et Mona Ozouf, art. cit. p. 305-306

59.

Jacques et Mona Ozouf, art. cit. p. 302. "l'édition primitive a continué de se vendre alors même que circulait la seconde : statistiquement, c'est bien elle qui a marqué la mémoire des Français." Mona Ozouf dans "Le tour de France de deux enfants: best-seller républicain", art. cil p 17, précise que sur les 8 millions et demi d'exemplaires vendus, 7.765.000 étaient des exemplaires de la première édition, sort 91%.

60.

La littérature est très abondante. Je ne citerai que deux ouvrages qui correspondent à l'approche qui m'intéresse ici, non pas l'histoire de l'éducation mais la socialisation des enfants et la formation de leur conceptions sociales. Sur ce point, on peut consulter, Richard 0. Mosier, Making the American Mina, Social and Moral Ideas in the McGuffey Readers, New-York, Russell & Russell, 1965,208 p. et John H. Weslerhotl, McGuffey and H/s Readers. Piety, Morality and Education in Nineteenth-century America, Nashville, Abingdon, 1978, 206 p. Ce dernier ouvrage contient les fac-similés des premières éditions.

61.

John H. Westerhotf, McGuffey and His Readers, Piety, Morality and Education in Nineteenth- century America, p. 105."The spirit of self-relianœ, individualism, and competition fill the 1879 edition. Virtue is rarely ils own reward, but material and physical rewards can be expected for good acts;"

62.

Henri Ford fait partie du comité d'hommes d'affaires qui financent l'édition du centenaire en 1936. Voir Old favorites from the McGuffey Readers, 1836-1336, New-York, American book company, 1936, 482 p.

63.

Richard D. Mosier, Making the American Mind, Social and Moral Ideas in the McGuffey Readers, p. 107

64.

Voir Wyllie Irwin G., The Self-made Man in America, the Myth of Rags to Riches, New- Brunswick, Rulgers University Press, 1954,210 p., p. 126.

65.

"Acres of Diamonds" de Russell Conwell est cité In Howard P. Chudacotf, "Success and Security: the meaning of Social Mobility in America", Reviews in American History, 1982, p. 101- 112. "I say to you...that there was never a time in your history...when the opportunity for a poor man to make money...is so clearly apparent as it is at this very hour... You have no right to be poor. It is your duty to be rich."

66.

Max Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Paris, Pion, 1964 et 1985,288 p.. Cité d'après l'édition de 1985. La citation se trouve p. 47.

67.

Les deux éditions du Tour de la France sont assez révélatrices sur ce point. Dans la seconde édition, "Dieu expulsé, la Patrie peut occuper toute la place" écrit Jean-Pierre Bardos (p. 317) dans la postface qu'il a donnée à l'édition du centenaire.