Pour clore ces remarques sur la mobilité sociale, je soulignerai, même s'il s'agit, en partie, d'une reconstruction a posteriori qu'étudier la mobilité sociale à Lyon, en dehors du fait qu'il s'agit vraisemblablement de la première ville de province pendant la période étudiée, a un côté symbolique qu'il convient de souligner. S'y croisent des destins qui ont contribué, même si leur impact national n'a aucune commune mesure avec celui des héros de l'American dream, à magnifier la promotion républicaine et les principes qui la sous-tendent.
Trois noms balisent cette géographie de la mobilité sociale qui souvent passe par Lyon... Le plus emblématique est à l'évidence Auguste Burdeau, le second est Edouard Herriot. Le dernier a des liens plus ténus avec la ville rhodanienne mais n'y est pas complètement étranger puisque, si son image ne peut pas être identifiée à Lyon comme celle des deux précédents, il y a débuté sa carrière, il y est mort et sa veuve, reconnaissante, après avoir un temps envisagé d'en faire don à Paris, a offert sa statue à Lyon. Elle y est restée de 1920 à 1959. C'est celle d'Alfred Fouillée .
Auguste Burdeau. Sa vie pourrait combler tous les amateurs de récit édifiant et symboliser la réussite des plébéiens aux sommets de l'Etat républicain. On aurait presque pu en faire un personnage d'Horatio Alger ! Empruntons à Jean Estèbe la biographie du futur député de Lyon, du futur ministre de la Marine et des Colonies, du futur président de la Chambre des députés, de celui que certains voyaient déjà comme hôte de l'Elysée. "Le père, non pas prolétaire, mais petit employé de l'Ecole vétérinaire de Lyon, meurt jeune, mais déjà pourvu de quatre enfants avant la naissance de son fils Auguste [en 1851]. Sa femme, venue de la campagne, gagne 30 à 40 sous par jour faisant des ménages et de la couture. Trop pauvre pour nourrir le petit dernier, elle le confie à une tante dans le village voisin de Cluny. Lorsque le petit garçon revient à Lyon, il a 5 ans. Le chansonnier populaire et républicain, Pierre Dupont, auteur des "Boeufs" et du "Chant des ouvriers", en fait son ami et compagnon de promenades. L'enfant, il est vrai, est remarquable : fou de lecture, il lit le soir à la lueur du poêle afin d'économiser la chandelle. A son tour, Joséphin Soulary, poète et fonctionnaire préfectoral, remarque, au cours d'une inspection scolaire, l'élève modèle qu'est Auguste Burdeau . Il s'opposera, quelques années plus tard, à ce que le garçon abandonne l'école pour l'atelier et lui obtiendra une bourse d'études au lycée. Malgré les hésitations maternelles dont triomphe un parent du futur homme d'Etat, ce dernier entre en 8e au lycée et, bien sûr, décroche chaque année (ou presque) le prix d'excellence. Son application au travail est à nouveau récompensée par l'obtention d'une bourse d'interne à Sainte-Barbe ; à Louis- le-Grand, dont il suit les cours, le jeune Lyonnais ajoute à son palmarès le premier prix du concours général en dissertation française... 99 " Puis ce sera l'Ecole normale supérieure, une héroïque campagne dans l'armée en 1871 qui lui vaut la légion d'honneur, la réussite (1er) à l'agrégation de philosophie, et la carrière politique.
Patriote, républicain, plébéien, Burdeau a utilisé, au mieux, l'instrument par excellence de la promotion républicaine, le concours. Le concours, c'est la quintessence de la philosophie sociale des républicains 100 . L'égalité du droit à l'éducation ne signifie nullement l'égalité des aptitudes. Le concours permet de promouvoir, démocratiquement, l'élite de la nation. Il réalise l'idéal républicain. Burdeau incarne cet idéal et il est tout naturel qu'il serve de modèle à tous ceux qui entendent glorifier la promotion républicaine. Lors de ses obsèques, les représentants les plus éminents de l'Etat évoquent son destin 101 . Le président du conseil, Charles Dupuy, rend hommage à "ce fils d'élite, porté, par ses seuls talents, des rangs les plus humbles du peuple aux plus hautes situations de l'Etat 102 ", le président de la Chambre de Commerce de Lyon et député, Edouard Aynard, salue son courage, décrit l'homme, fait allusion à l'ascension sociale : "Son enfance de petit ouvrier, écoulée dans des fatigues heureusement inconnue de la génération actuelle, ne l'avait pas aigri ; ses souvenirs de misère ne l'ont pas empêché de défendre avec une constante énergie ceux qui possèdent les biens et qui dirigent le travail, contre l'école qui voit le progrès dans leur suppression. Son bon sens lui montrait que, dans notre société mouvante, chacun change assez souvent de place sans que la tyrannie révolutionnaire doive s'en mêler ; il ne pouvait croire au progrès et au bonheur par le règlement de l'Etat. 103 ". A dire vrai, Burdeau n'a pas laissé que cette image positive et la droite traditionaliste, derrière Barrés, a tout fait pour tenter de ternir l'aura du boursier lyonnais. Barrés qui fut son élève à Nancy en a fait le Bouteiller des Déracinés, le professeur de philosophie qui détruit les valeurs traditionnelles, et dans l'Etape un politicien opportuniste porte le même nom. La vision négative des adversaires de la mobilité sociale, Bourget et Barrés, les extrémistes à la Drumont, s'acharnent sur la réussite de "l'enfant du peuple" devenu ministre des Finances 104 .
Lorsqu'Edouard Herriot 105 , le futur député-maire de Lyon, prépare, à Sainte-Barbe et à Louis-le-Grand. le concours de l'Ecole normale supérieure, celui qui est toujours cité comme exemple aux khagneux, c'est, bien sûr, Auguste Burdeau 106 . Il y a là une véritable transmission de témoin entre les deux hommes politiques lyonnais. Le second, fils d'un officier sorti du rang, boursier, s'est toujours efforcé de se présenter à ses contemporains et à ses électeurs "comme un homme parti du bas de l'échelle sociale et qui, grâce à son mérite et à son travail, s'est hissé jusqu'au sommet de l'Etat, vivante illustration de ces possibilités de promotion que la République ouvre au "peuple", développant ainsi les virtualités de la grande révolution de 1789 et interprétant l'égalité de la devise nationale comme la possibilité ouverte à tous d'accéder à tous les emplois, à condition qu'ils le méritent 107 " En 1924 encore, le journal L'Ere nouvelle présente le nouveau président du Conseil sur le ton du conte de fées républicain : "Edouard Herriot est du peuple. Il est fils d'un père et d'une mère pauvres, très laborieux, qui n'eurent d'ambition que pour leur enfant... Herriot se plaît à rappeler l'obscurité de sa naissance, les difficultés de sa carrière, la somme énorme de labeur qu'il lui a fallu fournir pour triompher de l'adversité. Peuple il est né, peuple il reste" 108 C'est Edouard Herriot qui inaugure, en 1920, la statue d'Alfred Fouillée, symbole de l'école républicaine et hommage implicite au philosophe de la liberté 109 . Après accord avec Mme Fouillée, une étrange statue est inaugurée par les autorités municipales. Aux côtés de Fouillée, se trouve Jean-Marie Guyau, fils de Mme Fouillée et philosophe comme son beau-père. Tous deux s'efforcent de dévoiler la Science 110 . La statue était située place Raspail, "à distance égale entre l'Université où s'abrite la pensée de notre Ville et l'un de nos quartiers les plus activement laborieux [la Guillotière]" selon les mots du maire de Lyon. Fouillée est l'un des idéologues de la République, le philosophe dont la thèse a été soutenue en présence de Challemel-Lacour et de Gambetta lui-même, l'auteur de la Liberté et le Déterminisme, celui dont les principes s'opposent à ceux de Durkheim et restituent à l'individu sa liberté de choix. C'est Alphonse Dariu qui le souligne dans le discours qui est lu au pied de la statue le 13 juin 1920 : "Par une exagération manifeste, Durkheim faisait de la sociologie une science des choses, d'où l'individu psychologique était exclu. Fouillée, au contraire, mettait en relief l'action et les droits de l'individualisme...Cependant, Durkheim, professeur éminent, et grâce à l'influence qu'il exerçait directement sur ses disciples, fondait l'Ecole de sociologie française. Mais la doctrine de Fouillée, moins rigide, me paraît plus près de la vérité 111 ".
Herriot a inauguré, à Lyon, la statue de Fouillée qui fut à l'E.N.S. le professeur de Burdeau 112 . Un mois après la chute de son premier gouvernement, il inaugure le monument Burdeau sur les pentes de la Croix-Rousse. Le Progrès du 4 mais 1925 rapporte son discours : "Oui, citoyens, pas de discours mais un grand cri d'hommage à la mémoire de Burdeau qui nous unit tous. C'est la destinée des fils du peuple qui s'élèvent et qui demeurent obstinément fidèle à leurs origines d'éprouver l'outrage et les pires menaces. Burdeau en est mort. Moi je tiendrai jusqu'au bout contre l'offensive conjuguée de l'argent et du fanatisme..."
Burdeau, Herriot, Fouillée, la boucle est bouclée !
Jean Eslèbe, Les ministres de la République. 1871-1914, Presses de la F.N.S.P., 1982. 256 p., citation p. 42.
Dès 1869, la revendication de concours, ouverts "aux intelligences d'élite" figure dans le manifeste de Belleville.
Gasquet A., Biographie de Auguste Burdeau, discours prononcés à ses funérailles, Lyon, 1894, 51 p.
Gasquet A., Biographie de Auguste Burdeau, discours prononcés à ses funérailles, p. 39
Gasquet A., Biographie de Auguste Burdeau, discours prononcés à ses funérailles, p. 48-51
Voir Jean-François Slrinelli, 'Littérature et politique : le cas Burdeau-Bouteiller", Revue Historique, tome CCLXXII, 1985. p. 91-111. Henri Béraud est un des rares à ne pas s'associer à ce concert d'éloges. Dans la Gerbe d'Or, p. 37, il écrit : "On ne se représente plus très bien aujourd'hui ce que lut le prestige des cuistres, au temps des Paul Bert, des Duruy, des Larousse. Le professeur Burdeau, gloire lyonnaise, présidait la Chambre. C'était l'apogée de la redingote, de la barbe en herbe foulée, de la cravate au noeud cousu, du binocle circonflexe". Lorsque le père de Béraud veut en faire un élève du Lycée Ampère, il a une entrevue avec le proviseur du lycée. "Il [le proviseur] montre la carrière où, par les portes de l'Université, et grâce à la démocratie, un fils du peuple peut s'élancer vers les plus hautes destinées. De telles paroles touchent en mon père l'admirateur de Burdeau." (op. cit. p. 87)
Edouard Herriot est né en 1872. La première cohorte dont j'ai reconstitué la mobilité sociale et professionnelle correspond à sa génération.
Jean-François Sirinelli, "Littérature et politique : le cas Burdeau-Bouteiller", art. cit..
Serge Berstein, Edouard Herriot ou la République en personne, Paris, F.N.S.P. 1985, p. 18.
Cité dans Serge Berstein, Edouard Herritl ou la République en personne, p. 18-19
Cette statue fut enlevée en 1959, deux ans après la mort d'Herriot. Le compte rendu de la séance du conseil municipal qui a décidé d'accepter le don de Mme Fouillée se trouve dans les procès-verbaux du conseil municipal de la ville de Lyon, 28 février 1920, p. 84. Ce n'est pas Herriot qui est alors maire de Lyon, mais pour un temps très bref, un socialiste, proche, pour un temps, de la IIIe Internationale, Paul Cuminal, directeur d'école primaire supérieure, pédagogue dans l'âme et auteur du très kantien Clartés philosophiques. Sur ce point voir Jean-Luc Pinol, Origines et débuts du communisme à Lyon, mémoire de maîtrise, Université Lyon 2,1972. Voir Monument Fouillée-Guyau, 13 juin 1920, Lyon, 23 p. Cette brochure contient les photos du monument exécuté par le sculpteur Denys Puech - Fouillée, Guyau et une forme enveloppée de voiles symbolisant la Science - le discours rédigé par Alphonse Dariu et celui prononcé par Edouard Herriot. On trouve en outre aux Archives Municipales de Lyon, un dossier concernant la correspondance échangée entre la donatrice de la statue, Mme Fouillée, et la ville de Lyon.
Monument Fouillée-Guyau, 13 juin 1920, Lyon, p. 20 ;
Monument Fouillée-Guyau, 13 juin 1920, Lyon, p. 12
Jean-François Sirinelli,art :cit :p.97