d. La domesticité

En 40 ans, 103 domestiques ont servi les trois ou quatre ménages qui ont habité l'aile haute de l'hôtel de Varey.

Tableau n° 2  Les domestiques de l'hôtel de Varey 1896-1936 : sexe et fonction.
  1896 1901 1906 1911 1921 1926 1931 1936
bonne d'enfants           1    
Cuisinière       3 1 4 2 1
domestique 6 10 8 1 3 1 4  
employée             2  
femme de chambre       3   3 4 4
gouvernante       1 1   1 1
institutrice   1 1       1  
nourrice sèche             1  
total femmes 6 11 9 8 5 9 15 6
                 
chauffeur       1 2 1 2 3
cocher       1        
cuisinier         1      
domestique 1 5 3       3  
maître d'hôtel           1 1  
valet de chambre       3   2 1 3
total hommes 1 5 3 5 3 4 7 6
               
total 7 16 12 13 8 13 22 12

En dépit des variations annuelles, la domesticité n'enregistre aucune diminution brutale après la première guerre mondiale 149 . Seule l'année 1921 est caractérisée par un faible nombre de domestiques, conséquence indirecte de l'afflux d'ouvriers et d'ouvrières pendant la guerre. En effet, si le nombre de domestiques est faible, la population totale de l'hôtel est très élevée L'observation des listes nominatives de 1921 a montré la présence, assez inhabituelle, de nombreux couples sans enfants. Ces ménages se sont sans doute installés dans les chambres habituellement réservées à la domesticité. Lors du recensement de 1926, ces ménages ont disparu et la domesticité a retrouvé son niveau d'avant 1914.

En fait les documents utilisés ne fournissent aucun renseignement sur les conditions de logements des domestiques et il n'est pas du tout certain que, dans cet hôtel particulier du XVIIIe siècle, il soit comparable à ce qu'il est habituellement dans de simples immeubles bourgeois. Si l'on en croit Marie-Madeleine Pitance, dans son étude sur le logement lyonnais 150 , la situation des domestiques à Lyon est moins favorable qu'à Genève, ville qui lui sert constamment de point de référence. Alors qu'au bord du Léman, les domestiques avaient une chambrette avec une fenêtre, ils ne disposaient à Lyon, que de petites alcôves, sans fenêtre, donnant sur la cuisine 151 .

Le degré de précision des appellations professionnelles des domestiques varie beaucoup. Jusqu'en 1906, l'appellation "domestique" est pratiquement la seule appellation utilisée. Après 1911, la précision augmente et différentes spécialités apparaissent, révélatrices de cette hiérarchie non écrite dont parlent Pierre Guiral et Guy Thuillier et que domine le maître d'hôtel 152 . Comment expliquer cette évolution ? Par une modification des tâches ? Il ne semble pas que le service domestique soit un domaine où les tâches se soient radicalement transformées, à l'exception du secteur des transports (cochers et chauffeurs).

Mais il faudrait tout d'abord pouvoir répondre à une question préalable : qui déclarait à l'agent recenseur la profession des domestiques, le maître ou le serviteur ? Il n'est d'ailleurs pas certain que la règle, s'il y en a eu une, ait été partout identique et toujours respectée. Retenons pour l'instant que la période qui suit la guerre semble marquée par une précision accrue des appellations 153 .

Les domestiques ne restent pas longtemps en place dans la même maison. Sur les 103 cas observés, on compte 100 domestiques différents et il n'est pas absolument certain que les trois domestiques observés lors de deux recensements consécutifs soient exactement les mêmes 154 . Au demeurant cela ne modifie pas la conclusion : le renouvellement de la domesticité dans cet hôtel est permanent 155 . Les liens de parenté entre domestiques (une fille et sa mère, deux sœurs, deux couples) sont rares. Les domestiques sont très mobiles et aucun lien familial, dans le cadre de leur activité professionnelle, ne contribue à les stabiliser. Lyon n'est pour les domestiques qu'une étape dans leur vie, le temps d'amasser un petit pécule qui permettra de s'établir dans le village d'origine. Le phénomène est favorisé par l'existence de bureaux de placement, souvent catholiques, qui se portent garants de la moralité du personnel et qui assurent la pérennité du service par une rotation d'individus aux caractéristiques communes (âge, origine géographique et sans doute comportement). Ce modèle semble particulièrement fondé pour les jeunes femmes de chambre 156 .

Les femmes représentent les deux tiers de la domesticité. Elles sont légèrement plus âgées que les hommes mais il existe, au sein même de la domesticité féminine, de grandes différences : les cuisinières sont toujours nettement plus âgées que les femmes de chambre. Les premières ont en moyenne 37 ans et les secondes 27 ans. L'âge idéal d'une femme de chambre, selon le Nouveau manuel complet de la maîtresse de maison, rédigé au milieu du XIXe siècle par Mme Pariset, est de 24 ou 25 ans 157 .

L'origine géographique, lorsqu'elle est connue, n'est pas très surprenante : les domestiques viennent de la région proche avec cependant une légère surreprésentation pour le Massif Central ou les Alpes. La zone de migration n'est en fait, pas très différente de celle qu'a repérée Theresa McBride lorsqu'elle a étudié, à partir des listes nominatives de 1872, les seules à indiquer le lieu précis de la naissance, la domesticité lyonnaise du début de la Troisième République. A cette date, la domesticité lyonnaise comptait 1010 domestiques hommes et 9517 domestiques femmes 158 . Leur zone de recrutement était constituée par quinze départements. Saône et Loire, Loire, Ain, Savoie, Isère, Ardèche et Rhône fournissaient plus de 4% des domestiques, Jura, Doubs, Nièvre, Allier, Puy de Dôme, Haute-Loire et Drome envoyaient entre 0,5% et 3,9% des domestiques 159 .

Les listes nominatives de la période 1896-1936 ne sont pas un très bon instrument pour étudier les lieux de naissance 160 mais elles soulignent l'originalité des institutrices des bonnes d'enfants et des gouvernantes 161 . Sauf exception, toutes sont nées en Suisse, en Allemagne, en Angleterre ou en Irlande. "Dans les bonnes familles, il y a toujours une étrangère pour apprendre une langue aux enfants" 162 . Cette pratique a d'ailleurs inspiré à Henri Béraud quelques lignes ironiques de la "Gerbe d'Or" où le fils du boulanger évoque les jeux des enfants sous les marronniers de la place Bellecour. La scène se situe dans les années 1895.

‘"Avec leurs nurses, leurs miss , leurs grands cols amidonnés, leurs petites vestes à pointes, leurs longs pantalons d'écoliers d'Eton, ils formaient chez nous, dans ce vieux coin de Lyon, des scènes d'estampes anglaises. Ils jouaient à savoir vivre, à s'ennuyer et à ne pas gâter leurs habits. Nous autres, les petits plébéiens, quand le soir tombait, nous étions étourdis de cris, de courses et de soleil ; mais ces enfants de la banque et de la soie s'en allaient en silence vers des rues austères et sans boutiques.
Quelquefois, c'était bien mieux : dans un groupe de petits garçons occupés à mouler des pâtés de sable, apparaissait quelque grand faquin à favoris et gilet rayé, qui disait gravement :
- Monsieur le comte veut-il bien me suivre …
Le comte ramassait sa pelle, son seau et donnant la main au valet de chambre, il regagnait son hôtel, dont les hautes portes retombaient derrière son dos avec un écho lugubre. Ce cérémonial invariable se répétait chaque jeudi pendant une demi-heure. Toute la marmaille de la rue Vaubecour y passait. Les domestiques se succédaient pour crier des titres et donner des particules devant le tas de sable féodal. Nous, vous le pensez bien, on rigolait… " 163 .’
Notes
149.

Theresa McBride, The domestic Revolution, the modernisation of Household service in England and France, 1820-1920, 1976. L'auteur fournit, p. 35 une série statistique sur l'évolution de la domesticité. En 1921, la population domestique de la France compte 787385 individus, elle en comptait 929548 au recensement de 1911. C'est en 1881 que le chiffre des domestiques a été le plus élevé, il était alors de 1156604. Après 1891, il est toujours inférieur à un million. En France la domesticité représente, avant la guerre environ 2,5 % de la population totale. Ce niveau est beaucoup plus bas qu'en Grande-Bretagne, où il approche 4%, et qu'en Allemagne. Seuls les Etats Unis ont un pourcentage plus faible que celui de la France (op. cit. p. 118).

Sur le rôle de la domesticité dans la mise en place de l'étiquette au sein des grandes familles victoriennes, voir Davidoff Leonore, The Best Circles, Women and Society in Victorian England, Totawa, New Jersey, Rowman and Littlefield, 1973, en particulier p. 85-92. Sur le rôle de la domesticité dans les demeures bourgeoises du Nord de la France, voir Smith Bonnie G., Ladies of the Leisure Class, the Bourgeoises of Northern France in the Nineteenth Century, Princeton University Press, 1981, 304 p., en particulier les pages 74-77. Voir également Martin‑Fugier Anne, La place des bonnes, la domesticité féminine à Paris en 1900, Paris, Grasset, 1979.

150.

Marie-Madeleine Pitance, La crise de la construction d'habitations à Lyon, Villeurbanne, 1944, 240 p.

151.

Marie-Madeleine Pitance, La crise de la construction d'habitations à Lyon, p. 20-22

152.

Guiral Pierre et Thuillier Guy, La vie quotidienne des domestiques en France au XIX e siècle, Hachette, 1978. Voir chapitre 7, la hiérarchie non écrite, p.152-186.

153.

Ce phénomène sera étudié plus amplement lors de la construction du code socio-professionnel, voir seconde partie.

154.

Noms et prénoms sont identiques mais il y a une faible variation d'âge.

155.

Theresa McBride, The domestic Revolution note, p. 74, qu'en 1872, l'instabilité des domestiques lyonnais du 6e arrondissement est plus forte que celle des domestiques de Versailles

156.

Témoignage oral.

157.

Cité par Guiral Pierre et Thuillier Guy, op. cit., p. 162.

158.

Theresa McBride, The domestic Revolution, p. 20. Sur ces 10527 domestiques, seuls 3179, soit moins d'un tiers, travaillent pour des familles qui occupent plus d'un domestique. Et l'auteur souligne que l'image traditionnelle de la domesticité spécialisée et nombreuse, cuisinière, femme de chambre, cocher… ne concerne qu'une faible part des familles qui emploient des domestiques.

159.

Theresa McBride, The domestic Revolution, voir carte p.40.

Gilbert Garrier, Paysans du Beaujolais et du Lyonnais, 1800-1970, Presses Universitaires de Grenoble, 2 volumes, 1973, tome 1, p. 486 évoque à partir d'un sondage fait dans les listes nominatives de 1911 dans le quartier Bellecour les domestiques nés dans le Rhône :"Ils ont visiblement été recrutés dans le village où le grand propriétaire possède ses terres et sa maison de campagne ; le même personnel est employé aussi bien pour la demeure lyonnaise et pour la résidence secondaire où la famille passe l'été.".

160.

Il n'y a aucune indication en 1896 et 1901 et les listes de 1921 n'indiquent que le département de naissance. Les communes de naissance ne sont donc indiquées, et pas toujours systématiquement, que dans cinq recensements sur huit. Les erreurs sont assez nombreuses.

161.

Ces dernières sont toujours plus âgées.

162.

Edmée Renaudin, Edmée au bout de la table, 1973, p.12 cité par Guiral Pierre et Thuillier Guy, op. cit., p. 167.

163.

Henri Béraud, La Gerbe d'Or, Horvath, 1979, p. 96-98