a. L'immeuble des quais

L'immeuble et la cour du 46 quai Saint-Vincent font partie des 44 immeubles des quartiers Saint-Vincent et la Martinière expropriés en vertu du jugement du 19 juin 1901 du Tribunal civil de Lyon. En effet, la ville de Lyon, bien que la rénovation du quartier ait été déclarée d'utilité publique, n'a pu traiter à l'amiable avec les propriétaires dépossédés et ce fut à l'autorité judiciaire, se fondant sur l'article 15 de la loi du 3 mai 1841, de trancher 166 .

A l'occasion du percement de la rue de la Martinière, longtemps retardé par les démarches procédurières des propriétaires des îlots concernés, un arrêté d'expropriation est pris en décembre 1901. Le bulletin municipal, dans son numéro daté du 22 décembre 1901, publie la liste des propriétaires et des locataires des immeubles expropriés, la date d'expiration des baux, le montant annuel des loyers et celui des indemnités proposées 167 .

Deux populations différentes cohabitent dans le même immeuble : les habitants "sur rue" et les habitants "sur cour". Elles sont d'ailleurs distinguées dans les listes nominatives du recensement. En 1901, lors de l'expropriation, l'immeuble appartient à Mme Chirat de Montrouge, inscrite dans l'annuaire du Tout-Lyon, veuve de Gabriel Ribet de Monthieux, domiciliée 6 rue du Plat, dans le quartier d'Ainay 168 .

L'immeuble compte dix huit chefs de ménages. Neuf habitent sur rue et neuf sur cour. Le tableau suivant présente les renseignements concernant les premiers.

Tableau n° 3 . Loyers des appartements principaux, 46 quai Saint-Vincent, 1901 (en francs)
Nom bulletin municipal listes nomin. loyer annuel en F.
Chana   rentier 1000
Dendel hôtel et pension de chevaux maître d'hôtel 3000
Guyard   instituteur 600
Maillet vve   gendre architecte 1000
Massu (Masser)   rentier 800
Tissot architecte architecte 850
Truffot   officier 1200
Verger dlle   ménagère 72
Rousset vve   ménagère 72

Les deux documents 169 (tableau du bulletin municipal et listes nominatives) s'éclairent réciproquement. Pour Louis Dendel, l'ambiguïté de "maître d'hôtel" tombe à la lecture du bulletin municipal qui précise "hôtel et pension de chevaux". Il est alors facile de comprendre pourquoi son frère est recensé comme garçon d'écurie. S'éclairent aussi l'importance de son loyer et celle de son indemnisation, plus de 11000 F 170 .

La présence des deux ménagères dont les loyers sont sans commune mesure avec ceux des autres locataires, est facile à expliquer. Entre 1896 et 1901, trois ménages employant des domestiques ont disparu, soit à la suite du décès probable des chefs de ménage, une veuve et un veuf, soit à la suite d'un déménagement devenu inévitable en raison de la décision d'expropriation. Des chambres de bonnes sont devenues vacantes et elles ont été louées, à titre précaire, à des femmes âgées sans emploi salarié. Le bulletin municipal indique d'ailleurs que leur bail est un bail verbal.

Le bail verbal est la règle pour tous les locataires sur cour, manifestation juridique de la différence entre les deux populations dont les différences de loyer moyen soulignent les disparités économiques. Le loyer moyen annuel de façade, y compris celui des deux ménagères, est de 955 F, en les excluant, il est de 1207 F. Le loyer moyen annuel sur cour est seulement de 205 F. C'est dire la différence sociale qui existe entre les deux types de locataires. Parmi les locataires de la cour, on trouve des veuves, un "employé retraité de chemin de fer", un employé, un peintre-plâtrier…. On perçoit bien comment cette conjonction de logements sur cour et d'appartements sur rue peut fausser une géographie sociale fondée sur l'étude des adresses puisque la ségrégation intervient au sein du même immeuble 171 .

Détruit en 1902, la reconstruction de l'immeuble est achevée lors du recensement de 1906. Comme le montrent les photos, c'est un imposant immeuble de cinq étages. La façade, en dépit de la présence d'une décoration Art Nouveau, composée de figures féminines, de volutes diverses, d'impostes en ferronnerie, demeure assez traditionnelle 172 . L'immeuble correspond tout à fait à celui où s'est installé, à Paris, Joseph Monneron, le professeur issu d'une famille paysanne de l'Ardèche que décrit Paul Bourget dans l'Etape. "La grande caserne de rapport modern style, toute neuve, avec les enjolivements de ses sculptures à la douzaine, ses baies à vitraux coloriés, son faux air de demi-luxe… 173 " L'habitat révèle ici la mobilité ascendante de fraîche date que dénonçait le romancier traditionaliste. Si cet immeuble héberge le député radical Justin Godart, type même du "jacobin" susceptible d'apprécier ce genre d'immeuble, selon Bourget, y habitent également des monarchistes… 174 La réalité est plus complexe que la fiction et que le déterminisme !

Notes
166.

Bulletin municipal de Lyon, 7 Juillet 1901, p.15-19

167.

Bulletin municipal de Lyon, 22 décembre 1901, p. 479-481.

168.

C'est l'immeuble où habite Amédée Baboin après avoir quitté le 2 rue Auguste‑Comte

169.

A l'exception de la petite imprécision onomastique signalée, la concordance entre les deux sources est parfaite

170.

Les indemnités versées aux locataires évincés tiennent compte à la fois du loyer annuel mais aussi de la durée du bail restant à couvrir.

171.

C'est exactement le cas de figure envisagé par O. D Duncan et B. Duncan lorsqu'ils étudient les indices de ségrégation. Voir O. D Duncan et B. Duncan, " A Methodological Analysis of Segregation Indexes", American Sociological Review, vol 20, n°2, avril 1955, p. 210-217.

Les auteurs remarquent que "si tous les non‑Blancs habitaient les allées et tous les Blancs sur la rue, même un indice au niveau du bloc ne révélerait pas le haut degré de ségrégation".

172.

Bertin Dominique et Clémençon Anne-Sophie, Lyon Guide, p. 98.

173.

Paul Bourget, L'Etape, tome 1, p. 70.

174.

Dans ses Etudes et portraits, vol. 3, p. 141 et 156, Paul Bourget se définit comme un traditionaliste positiviste, soucieux de faire la synthèse d'un Bonald et d'un Comte, "ce grand conservateur méconnu", d'un Joseph de Maistre et d'un Taine. La référence au positivisme explique le recours à un déterminisme total qui fait des comportements sociaux, et en particulier du choix du logement, un reflet mécanique de la position sociale.