b. Un vieil immeuble la prolétarisation des habitants

La rue Tavernier, très étroite, est perpendiculaire au quai Saint-Vincent. Elle se termine en cul-de-sac. La rue de l'Annonciade surplombe cette impasse. L'immeuble retenu se trouve au numéro 14. Il est adossé au rocher. C'est le dernier immeuble de la rue. Ce n'est pas le moins éclairé de l'impasse comme le montrent les photos mais les quelques centaines de mètres qui le sépare des quais marquent toute la différence entre un immeuble bourgeois et un immeuble vétuste, non touché par la rénovation 196 .

La cage d'escalier n'est pas close. Située au centre de l'immeuble, elle débouche à chaque étage sur un balcon en coursive qui dessert les appartements. En fait, au sens strict, il ne s'agit pas d'appartements mais d'une succession de pièces dont la coursive est souvent la seule communication. Ici pas de couloirs assurant la discrétion des échanges internes à chaque ménage. La spécialisation fonctionnelle des différentes pièces d'un appartement - sommeil, nourriture et vie sociale - est bien évidemment inconcevable dans ce genre d'immeubles mais plus encore, le caractère privé des circulations, élément essentiel dans la construction des intimités, caractéristique des logements bourgeois, est matériellement limité 197 .

La rue et l'entrée de l'immeuble
La rue et l'entrée de l'immeuble
Les balcons
Les balcons

Ces très longs balcons ne sont pas très fréquents et rappellent une certaine influence italienne. La sociabilité de ces balcons est complexe. Espace public, les locataires peuvent en avoir une utilisation, sinon privée, du moins privative. La cuisine se prépare parfois devant la porte, sur le balcon et les habitants, surtout à la belle saison, peuvent manger, sans table - la largeur du balcon est insuffisante - devant leur porte. Les chaises sont alors alignées le long du mur et chacun a son assiette sur les genoux. On pourrait y voir une influence méditerranéenne, explicable par l'origine géographique de certains locataires, mais des témoignages oraux, de lyonnais de vieille souche ont confirmé que "manger sa soupe", assis au pied de son immeuble à la Croix-Rousse ou devant sa masure à la Guillotière, n'était pas exceptionnel, surtout avant la première guerre mondiale. Après, pendant l'entre-deux-guerres, le développement de la circulation automobile a provoqué un déclin de ce phénomène. Il est certain que, de ce point de vue, la rue Tavernier est protégée : se terminant en impasse, elle ne devait guère être fréquentée. Plus que d'une tradition liée à l'origine géographique, le niveau social et la conception du privé et du public que possèdent les individus expliquent le fait de manger dans cet entre-deux, ni exclusivement privé ni exclusivement public, qu'est le pas de la porte.

Notes
196.

Aujourd'hui, cet immeuble est occupé par des maghrébins.

197.

On sait le rôle décisif que les circulations ont joué dans l'architecture du XIXe siècle tant chez les utopistes que chez leurs héritiers. Pour une adaptation fouriériste à destination de la classe ouvrière voir Jean‑Baptiste Godin, Solutions Sociales, présenté et annoté par Jean‑Luc Pinol et Jean‑François Rey, Quimper, La Digitale, 1979. César Daly, autre fouriériste, devenu architecte officiel sous le Second Empire a théorisé le principe des circulations séparées des groupes sociaux dans les hôtels de la bourgeoisie. Voir César Daly, L'architecture privée au XIX e siècle au temps de Napoléon III, Paris, Morel et cie, 3 volumes de planches, 1864. Dans le volume 1, 1864, il explicite, p. 19, le principe de circulation des appartements bourgeois, fondée sur une séparation stricte des circulations des maîtres et des serviteurs. Il conclut :"c'est à l'antichambre de l'appartement qu'aboutissent ces deux systèmes de circulation. L'antichambre est une sorte de terrain neutre entre les maîtres et les serviteurs".