3 L'acropole de la soie

Tout au long du XIXe siècle, la Croix-Rousse a été le symbole du travail de la soie et de la révolte des canuts ²¹⁷ . Cette colline laborieuse alimente toutes les descriptions de Lyon, voire tous les clichés. Tour à tour exaltée par les socialistes et les républicains, dénoncée par ceux qui y voient l'annonce d'une nouvelle barbarie, châtiée et surveillée par le pouvoir, séparée de Lyon par des fortifications dont la fonction est plus policière que militaire, la Croix-Rousse est constituée de deux zones distinctes : les pentes et le plateau. Les pentes commencent dès les Terreaux. Urbanisées les premières, couvertes d'immeubles élevés, pénétrées par le réseau des traboules, elles ne sont pas séparées du coeur de la ville. Elles se terminent par le quartier du Griffon, lacis de ruelles où se rencontraient les différents partenaires de la fabrique. Dans "Ciel de suie", Henri Béraud invite le lecteur à entrer dans cet univers hostile à l'étranger. "Suivez moi, prenez ma main. Tâtons ces humides parois, gravissons ces escaliers aux marches bordées de fer. Voici cet entresol voûté, garni de banques de chêne, de grands casiers à tiroirs … Il y règne en plein jour une telle pénombre qu'on a dû pourvoir chaque fenêtre d'un miroir d'étain qui, par la poussière des carreaux, égoutte sa clarté morte sur l'encaustique des meubles et des planchers ²¹⁸ ". Et l'auteur d'évoquer les vieilles maisons de soierie, l'ambiance des commis affairés et craintifs, des garçons de peine qui manipulent les étoffes que viennent rapporter les tisseurs. Là est le coeur de

la vieille fabrique mais à la fin du XIXe siècle le travail de la soie a, en grande partie déserté les pentes. C'est sur le plateau que se trouvent les derniers vestiges de la vieille tradition lyonnaise. Urbanisé plus tardivement, séparé du reste de la ville par des fortifications qui subsisteront jusqu'au second Empire, le plateau n'est pas vraiment la ville. Les jardiniers y sont encore nombreux à la fin du XIXe siècle, époque où la soierie est en pleines mutations. Tôt dans le siècle, les métiers ont pris le chemin de la campagne, et le poids du travail rural est devenu de plus en plus prépondérant ²¹⁹ , mais surtout, l'apparition des métiers mécaniques a entraîné une nouvelle hiérarchie au sein même de la ville comme le montre la carte des métiers à soie dressée par Yves Lequin ²²⁰ au début du XXe siècle.

Les métiers mécaniques ont colonisé les nouveaux espaces de la rive gauche, aux Charpennes et à Villeurbanne. Le plateau de la Croix-Rousse associe des techniques de diverses époques : il demeure le conservatoire des productions anciennes, liées à l'utilisation des métiers à bras mais s'y sont aussi implantés les métiers à tulles, de développement plus récent ²²¹ , et les nouveaux métiers mécaniques ²²² . De plus, une forme de production, longtemps étrangère à la fabrique traditionnelle, le système usinier fait son apparition au début du XXe siècle. Georges d'Avenel en témoigne. En 1900, il écrit : "Si l'on avait tenté, il y a vingt ans, d'installer une usine de tissage mécanique à la Croix-rousse, les ouvriers ameutés l'auraient probablement détruite. Elle y existe maintenant. L'un de ces anciens et puissants seigneurs du commerce de la soie, M. Gindre homme fort avisé, qu'une juste appréciation des nécessités présentes a guidé dans son entreprise, a élevé dans l'enceinte même de Lyon, une usine qui occupe 500 ouvrières et 20 ouvriers seulement "gareurs" pour la plupart, c'est à dire surveillant une dizaine de métiers chacun ²²³ ". La mécanisation s'accélère après la guerre et par contrecoup le nombre des métiers à bras décline très rapidement. Aux lendemains de la première guerre mondiale, la vieille fabrique n'est qu'un souvenir : alors qu'il y avait, en 1914, 17270 métiers à bras dans la région lyonnaise, il n'y en a plus que 5413 en 1924, dont 2445 à Lyon même ²²⁴ .

L'immeuble retenu se trouve 12 rue Claude-Joseph Bonnet, du nom d'un riche industriel de la soie, natif de Jujurieux, dans l'Ain, où il créa l'une des usines-couvents destinées au moulinage de la soie ²²⁵ . Y vivent aussi bien des tisseurs à leur compte que des ouvriers de chez Gindre. Cette rue se situe en bordure du boulevard de la Croix-Rousse, à proximité des anciens remparts qui furent détruits au début du second empire ²²⁶ . Les immeubles y sont moins hauts que ceux des pentes mais dès leur construction, dans la seconde moitié du XIXe siècle, ils abritèrent comme les immeubles plus anciens, des métiers Jacquard. L'immeuble est de petite taille et comprend moins d'une dizaine d'appartements. Le tableau suivant présente les caractéristiques la population.

Ce tableau souligne la nette diminution du nombre des ménages en 1901 et en 1911. Ce phénomène renvoie au fait suivant : cet immeuble possède deux entrées et l'une d'entre elles a été mal recensée par les agents municipaux. Quatre ménages présents en 1896 et 1906, n'ont pas été enregistrés en 1901 comme le montre le croquis sur la stabilité des ménages. En 1911, le même phénomène semble s'être reproduit mais il est plus difficile de le démontrer : un seul ménage présent en 1921 n'a pas été porté sur les listes de 1911. Dans cet immeuble, les ménages sont de petite taille ²²⁷ . On observe qu'un seul ménage de six personnes alors que le nombre des isolés est relativement important.