Le tableau suivant présente la population de l'immeuble de la rue des Docks 237 . Les falsifications ne sont évidentes qu'en 1936. Pour cette année là, j'ai présenté les résultats sur deux colonnes, l'une corrigée et l'autre brute 238 .
1896 | 1901 | 1911 | 1921 | 1926 | 1931 | 1936 | 1936* | |
taille des ménages | ||||||||
1 | 1 | 5 | 4 | 1 | 3 | 3 | ||
2 | 4 | 4 | 5 | 2 | 4 | 6 | 4 | 4 |
3 | 4 | 4 | 6 | 1 | 5 | 2 | 3 | 3 |
4 | 1 | 3 | 3 | 1 | 1 | 1 | 1 | |
5 | 2 | 1 | 2 | 2 | 3 | |||
6 | 3 | 3 | ||||||
7 | 1 | |||||||
nb de ménages | 13 | 19 | 14 | 11 | 12 | 12 | 11 | 14 |
nb d'habitants | 43 | 54 | 46 | 28 | 37 | 33 | 24 | 39 |
âge moyen | 27 | 27 | 34 | 40 | 31 | 35 | 32 | 27 |
* avec ménages fictifs |
La tendance est à la diminution du nombre total d'habitants et à la concentration des effectifs dans les ménages de taille réduite. L'évolution du nombre des ménages supérieurs à trois personnes est révélatrice : on en compte quatre au sortir de la guerre mais seulement un en 1936 une fois les chiffres redressés 239 . Cette évolution est la conséquence du desserrement des ménages qu'a évoqué Anita Hirsch pour la région parisienne et qu'a étudié, à Lyon, Marie-Madeleine Pitance. Ce desserrement des ménages entraîne une augmentation de l'âge moyen de la population due au vieillissement des familles et au départ des enfants qui atteignent l'âge adulte. Ce phénomène, essentiel pour bien comprendre la crise du logement de l'entre-deux-guerres, est ici très bien illustré par le suivi de deux familles et par le graphique de la stabilité des ménages.
La première famille est celle d'un chauffeur italien de la Brasserie Nelten, marié à une italienne et dont les quatre enfants sont nés à Saint-Rambert 240 , Turin et Lyon. Le père a le même employeur en 1911 et 1921. Ses enfants travaillent également dans le quartier, chez Bonnet-Spazin, entreprise de mécanique et Rivoire et Carret, la fabrique de pâtes alimentaires installée dans le quartier de l'Industrie. En 1926, Maria Guasco est veuve et vit avec sa fille aînée et son mari, mécanicien PLM, originaire de Trévoux, dans l'Ain. Leur fils, apparemment unique, est né en 1921, à Saint-Rambert. La structure familiale, associant trois générations, reste identique jusqu'en 1936. En 1936, le gendre est toujours mécanicien PLM, la fille est journalière chez Rivoire et Carret et le petit-fils, âgé de 15 ans est recensé comme apprenti. A cette date, on trouve dans le même immeuble, la plus jeune fille de Maria Guasco. Elle est couturière et vit maritalement avec un manœuvre PLM. Cet exemple souligne l'enracinement ouvrier de l'immeuble et du quartier.
L'autre famille retenue illustre bien les effets du moratoire des loyers et des prorogations de jouissance qui ont suivi la guerre. Alors que le logement était occupé par six personnes en 1911, il n'y en a plus qu'une en 1936 ! En 1911, le père est manœuvre, la mère cuisinière, la fille couturière, un fils chaudronnier et les deux autres apprentis chaudronniers. Tous sont nés dans la région : le père à Taponas (Rhône), la mère à Saint-Amour (Saône-et-Loire 241 ), les enfants à Lyon ou à Saint-Didier au Mont-d'Or, dans la banlieue de Lyon.
Au sortir de la guerre, le ménage ne compte que quatre personnes. Aucune profession n'est indiquée pour le père et l'un des fils mais l'autre fils est chaudronnier chez Bonnet-Spazin. En 1931, le père, âgé de 68 ans, vit seul avec son épouse de 64 ans. Il est alors recensé comme manœuvre chez Bonnet-Spazin. En 1936, sa femme est veuve.
La stabilité des ménages, comme le montre le graphique, est forte pendant toute la période de l'entre-deux-guerres. De plus, les mêmes noms de famille reviennent fréquemment : à chaque recensement, sauf en 1921, on retrouve deux ménages dont le chef s'appelle Durand, ce qui est un nom certes assez fréquent, mais qui laisse supposer une transmission de baux à des parents. La loi du 31 mars 1922 crée de nouveaux cas de prorogations et surtout l'article 7 du titre II de la loi précise que cette "prorogation de jouissance" s'étend au locataire mais également aux cessionnaires et aux sous locataires, ce qui permettait d'élargir le bénéfice aux membres des familles de locataires déjà en place avant 1914. Et Marie-Madeleine Pitance de conclure : "ces mesures ont contribué à "cristalliser" les locataires dans leurs logements" 242 .
Analysant ce phénomène de "cristallisation", l'auteur énumère les différentes raisons qui peuvent inciter les locataires à conserver leur appartement dans un immeuble ancien : l'habitude, la dimension des pièces, les placards, les cheminées, la qualité des "finitions". Mais, ajoute-t-elle, "la plupart gardaient leurs appartements surtout par raison d'économie même s'ils devenaient insuffisants ou trop importants. Des locataires qui payaient un loyer très bas dans un grand appartement, devenu trop grand pour eux parce qu'ils avaient marié leurs enfants, ou parce que leur train de vie diminuait, ne déménageaient pas parce qu'ils ne trouvaient pas d'appartements dans les immeubles anciens et qu'ils ne voulaient pas prendre un appartement qui leur aurait coûté plus cher tout en étant plus petit.
Il en était de même pour les locataires habitant un appartement qui devenait trop étroit pour eux. S'ils trouvaient un appartement dans un immeuble ancien, il était dans un tel état - car le propriétaire ne faisait plus de réparations- qu'il aurait fallu une somme considérable pour le moderniser un peu ou pour le rendre propre" 243 .
Les deux familles précédemment étudiées illustrent à des titres divers les caractéristiques de la population ouvrière de Vaise. La seconde famille illustre l'importance des natifs du Rhône à Vaise. J'ai montré ailleurs que ce quartier populaire du nord de Lyon, était l'un des plus attractifs pour les migrants du Rhône 244 . Il est certain que la surreprésentation des migrants du Rhône associée à la forte stabilité des ménages - en 1936, sur onze ménages habitant au 34 rue des Docks, sept se connaissent depuis au moins cinq ans - contribue à conforter la spécificité de Vaise, souvent regardé avec une pointe de mépris par les autres habitants de Lyon 245 .
Ce phénomène se manifeste dans la vie politique et sociale. Avant la première guerre mondiale, Vaise est un bastion socialiste et le dernier discours public de Jaurès est prononcé à Vaise à l'occasion de l'élection partielle du Juillet 1914 qui a enregistré la victoire du candidat socialiste, Marius Moutet. Surtout, lors des grandes manifestations ouvrières, les manifestants de Vaise ont toujours leur point de rassemblement à Vaise et non "à Lyon". Tel est le cas, par exemple, pour les manifestations de protestation contre les ligues, le 12 février 1934 246 .
Le n° 34 de la rue des Docks ne figure pas dans les registres des listes nominatives de 1906. Il s'agit sans doute d'un feuillet oublié lorsque les documents ont été reliés.
Pour l'année initiale, j'ai enlevé un ménage de deux personnes qui, par erreur, avait été reporté deux fois sur les listes nominatives.
Comme à l'accoutumé, les ménages fictifs de 1936 sont des ménages de cinq personnes.
Cette commune est aujourd'hui partie intégrante de Lyon.
En fait Taponas et Saint Amour, bien que dans deux départements différents ne sont guère éloignés.
Marie-Madeleine Pitance, La crise de la construction d'habitations à Lyon, p. 122-124
Marie-Madeleine Pitance, La crise de la construction d'habitations à Lyon, p. 146
Jean-Luc Pinol, Espace social et espace politique, Lyon à l'époque du Front populaire, 1980, p. 112-117
Témoignages oraux.
Témoignages oraux.