C. La rive gauche du Rhône

1 La Guillotière

A l'approche du Rhône, la bordure occidentale de la plaine du Dauphiné s'achève par trois zones topographiques : les hauteurs de Montchat dont l'altitude moyenne est de 200 m, une plate-forme caillouteuse d'altitude légèrement inférieure qui domine le lit du Rhône d'une quinzaine de mètres, et enfin, un troisième ensemble, plus vaste, la plaine qui se trouve au niveau du lit du fleuve, à 165 m environ. Ces différences d'altitude peuvent paraître minimes mais elles sont essentielles eu égard aux inondations du Rhône qui scandent l'histoire urbaine de la Guillotière. Pour le seul XIXe siècle, on peut citer les inondations de 1801, 1812, 1825, 1840 et 1856.

Au débouché du pont sur le Rhône qui fut longtemps le seul pont avant Avignon, au carrefour des routes du Midi et de l'Italie, est née une bourgade. C'est à la fin du XVe siècle, en 1479 exactement, qu'elle apparaît sous le nom de Guillotière. Partie intégrante du Dauphiné, la Guillotière faisait alors partie du mandement de Béchevelin 269 .

Longtemps faubourg de Lyon, la Guillotière joue un rôle parallèle à celui de Vaise au Nord. La Guillotière accueille les voyageurs, héberge les pèlerins et les soldats que la ville de Lyon n'entend pas loger, sert de lieu de promenades les jours de fête, possède de nombreuses hôtelleries et des cabarets. Pour l'essentiel, le faubourg parvient à assurer son indépendance face à Lyon en dépit de son intégration au département du Rhône pendant la Révolution. Son autonomie s'achève en même temps que celle de Vaise, le 24 mars 1852. A cette date, le faubourg a enregistré une croissance démographique étonnante : il est passé de 5972 habitants en 1805 à 43524 en 1851. Et le début du Second Empire est également une période de forte croissance : en 1856, soit à peine quatre ans après l'annexion, la Guillotière compte déjà 65378 habitants.

En fait le XIXe siècle modifie complètement le vieux faubourg. La révolution des transports, tant roulage que chemin de fer- c'est à la Guillotière qu'est construite la première gare de marchandises, la gare de la Mouche - modifie le paysage urbain plus que ne le fait l'industrie. En effet, les premières usines métallurgiques et chimiques ne s'installent pas dans le centre du faubourg, déjà fortement bâti, mais à sa périphérie, à Gerland, à la Mouche. Ces mutations s'accompagnent d'une forte augmentation de la population et l'on peut désormais distinguer deux quartiers différents, du moins du point de vue de l'urbanisme : le vieux centre ancien avec un réseau viaire assez irrégulier, centré sur la grande rue de la Guillotière, et de nouveaux quartiers dont le plan en damier rappelle celui des Brotteaux voisins. Mais l'habitat est le même dans les deux zones : de petites maisons basses le plus souvent en pisé, "tristes et chétives". Cela s'explique par la politique des Hospices civils de Lyon, le principal propriétaire foncier de la rive gauche, qui accordait des baux à prix modiques mais de courte durée, si bien que les constructions coûteuses étaient impossibles.

A l'occasion de l'intégration de la rive gauche à la ville - elle se manifeste par la multiplication des ponts sur le Rhône au XIXe siècle - les terrains prirent de la valeur et les Hospices acceptèrent de les vendre. Cette politique foncière entraîna la disparition des anciennes masures, surtout sur les avenues principales, et leur remplacement par des immeubles de cinq à six étages dont les caractéristiques architecturales les réservaient à des catégories sociales aisées. "Aux environs de 1880, une véritable fièvre de constructions s'empare des grandes artères : on commence à bâtir alors l'avenue de Saxe, le cours de la Liberté, le cours des Brosses prolongé." Dans le même temps, sur les lônes gagnés sur le Rhône, sont édifiées , la faculté de Médecine et des Sciences (1876-1883), la faculté des Lettres et de Droit (1890-1896), la nouvelle Préfecture (1890) 270 .

Cours Lafayette (angle de la rue Molière) après les inondations de 1856
Cours Lafayette (angle de la rue Molière) après les inondations de 1856
Cours Lafayette (angle de la rue Molière), entre-deux-guerres
Cours Lafayette (angle de la rue Molière), entre-deux-guerres

Pour bien saisir le sens de cette évolution, il suffit de regarder les photos rassemblées par Marie-Madeleine Pitance. Ces deux photos, prises au même endroit, à l'angle de la rue Molière et du cours Lafayette, en direction du sud, l'une en 1856, aux lendemains des inondations, l'autre, pendant l'entre-deux-guerres, soulignent la vigueur des transformations. Sur la première photo, on distingue nettement au premier plan la façade de l'hôtel du Cheval Rouge, avec son enseigne "écurie et remise". Les masures à colombages et leurs murs en pisé sont parfaitement repérables. Les seuls bâtiments de plus d'un étage sont ceux de la caserne de la Part-Dieu qui domine le quartier. Derrière cette caserne, adossée aux fortifications qui enserrent la ville depuis la Monarchie de Juillet, se devine la campagne environnante, qui échappe alors à l'octroi lyonnais.

La seconde photo présente un paysage tout à fait différent. La hauteur même des immeubles de cinq étages empêche toute vue panoramique. L'immeuble du premier plan est tout à fait typique de l'immeuble bourgeois construit à la fin du XIXe siècle, époque où les préjugés qui avaient tenu à l'écart de la rive gauche une partie de la bourgeoisie lyonnaise tombent progressivement 271 .

Mais ces transformations ne concernent souvent que les grandes artères, les petites rues situées à l'écart conservent un habitat très proche de l'habitat initial. A la fin du chapitre consacré à la Guillotière, A. Kleinclausz invite le lecteur à franchir ce qu'il appelle très justement "la barricade, sorte de trompe-l'œil des maisons modernes", afin de pénétrer dans les petites rues où subsistent les "petites demeures basses des quartiers souvent inondés". L'immeuble où habita Georges Navel est un excellent exemple de ces dernières.

Notes
269.

Kleinclausz, A., Lyon des origines à nos jours. p. 332 et sq.

270.

Kleinclausz, A., Lyon des origines à nos jours. p. 357

271.

Voir Anne-Sophie Clémençon, L'entrée et son décor, guide du quartier Préfecture, 1886-1906, Lyon, CNRS, 1983.