Dans Travaux, paru en 1950, l'écrivain évoque en termes colorés la rue de la Part-Dieu où il vécut avec ses parents, réfugiés de Lorraine, de 1917 au début des années vingt mais il ne fournit pas l'adresse exacte. "A Lyon, nous habitions une rue honnête en bordure d'un quartier mal famé. D'énormes gigolettes en tablier noir, en hautes bottines jaunes guettaient l'Arabe, le Noir, l'Annamite, le Chinois, l'homme soûl … 272 ". Dans Passages, publié après la vague de récits autobiographiques qui caractérisa les années 1970, Georges Navel est plus précis mais l'ouvrage, plus appliqué, n'a plus la fraîcheur et la spontanéité de Travaux. "La maison meublée, sa vieille bâtisse du 62 de la rue de la Part-Dieu où les parents avaient élu domicile, faisait partie d'un lot de masures aussi vieilles et depuis longtemps destinées à une prochaine démolition. Elles occupaient un carré de terrain des Hospices de la ville compris entre un côté de la place Guichard 273 et les immeubles de l'avenue de Saxe 274 ." En fait, cette masure n'a pas été détruite pendant l'entre-deux-guerres. Faute d'entretien, le parc immobilier s'est détérioré. La taudification s'est accompagnée d'un changement de population. Progressivement, les ouvriers français ont été remplacés par des ouvriers ou des manœuvres étrangers.
Le caractère populaire de quartier est bien rendu par le croquis suivant qui indique la nature des commerces installés autour de la masure de Georges Navel 275 . Le nombre des garnis - tous ne sont pas indiqués puisque l'immeuble de Navel est simplement répertorié comme épicerie-comptoir - et des" bric à brac" est tout à fait significatif. Nombreux aussi sont les cafés et comptoirs. Les immeubles qui donnent sur l'Avenue de Saxe ont des activités un peu différentes, signe de l'effet de façade. On y trouve un bureau de placement dans l'immeuble qui abrite la Fédération des mécaniciens-chauffeurs-électriciens, un marchand de meubles, un photographe et un bureau de bienfaisance paroissial, témoin des innombrables œuvres lyonnaises en milieu populaire.
La dualité de l'habitat, non totalement disparue aujourd'hui, et ses conséquences sociales, ont alimenté la mémoire des habitants de la rive gauche. Ainsi cette dame du 153 avenue de Saxe, née au tournant du siècle, explique-t-elle : "l'avenue de Saxe c'était quelque chose mais les quartiers qui étaient derrière, c'étaient les quartiers excentriques, voilà ce qu'on disait …un peu, comment…, un peu voyou. Ils sont de la guille, c'était mal vu.… Là [l'avenue de Saxe] ce sont des quartiers qui sont bien, mais aussitôt que vous alliez derrière, la rue de Vendôme, ça allait encore, rue de Créqui, c'était déjà moins bien et alors rue Duguesclin, on n'en parlait plus 276 ". La connotation sociale de ces images est évidente. Navel a parfaitement conscience des différences sociales qui existent dans le quartier quand il rend visite à son copain Marcel Michaud, qui habite le même quartier mais sur une grande avenue. "Marcel Michaud et sa vieille mère habitaient un appartement au 5e étage d'un immeuble assez bourgeois pour comporter une loge de concierge, chose inconnue dans la plupart des maisons du quartier ouvrier… Chez eux, au luxe d'une plaque gravée avec le nom du locataire sur chaque porte et du bouton de sonnerie, s'ajoutait le confort de l'équipement : l'eau, le gaz, l'électricité et la jouissance d'un W.C. intérieur… Assez spacieux, l'appartement où vivaient mon copain et sa mère comportait une cuisine, trois alcôves et le salon où se trouvaient sa bibliothèque et son secrétaire 277 ."
Le 62 rue de la Part-Dieu est tout différent. "L'escalier à ciel ouvert desservait deux étages et les mansardes du troisième. De la rue on arrivait à la cour par un long et sombre couloir, commun à deux maisons et empuanti par les odeurs de leurs poubelles et de la fosse d'aisances. Quand elle venait à déborder, en attendant que l"Union Mutuelle des Propriétaires" envoie ses vidangeurs, leur pompe à vapeur, les tuyaux et le tombereau-torpille, on marchait sur les planches posées sur quelques briques, au bout du couloir, heureusement un peu plus bas que le niveau de la cour 278 ". On retrouve la description traditionnelle des couloirs lyonnais communs à tous les immeubles populaires et que de nombreux observateurs ont évoqué. Ces couloirs sombres, sales et nauséabonds si différents des allées décorées du quartier voisin de la Préfecture 279 . Et encore les Navel ne sont-ils pas les plus mal lotis : "notre fenêtre donnait sur la rue, chez nous on avait toute la lumière du jour et par moments du soleil…"
L'intérieur du logement est décrit de manière précise par Georges Navel. "Notre logis ne comportait qu'une seule pièce. Cette chambre-cuisine contenait deux lits, une commode, un buffet, des chaises, une table ronde, un évier, un réchaud à gaz et une cuisinière. Une lampe à pétrole complétait l'équipement du garni. Le seul meuble à nous, c'était un lit cage, mon lit, sitôt replié après usage. Malgré l'exiguïté du logement, le ménage étant bien tenu, notre nouveau bercail me semblait assez plaisant. A droite, le logis à côté du nôtre, et les deux autres au-dessus, aussi peuplés, n'étaient ni plus spacieux ni mieux équipés.… Dans les mansardes, les célibataires s'éclairaient à la bougie, le temps de se coucher, et pendant la nuit de faire la chasse aux punaises qui hantaient leur lit, les vieux murs et la tapisserie 280 ". Dans un autre chapitre de Passages, l'auteur fournit d'autres indications sur la taille et la situation du logis. "Notre tribu ne disposait que de deux pièces, je ne sais plus comment ma mère avait organisé notre campement pour nous loger tous. Marguerite et Jeanne dormaient dans le même lit, la petite à leurs côtés probablement. Elle allait à la maternelle, l'école en face. Marguerite, elle, avait trouvé du travail dans un petit atelier à deux pas de chez nous. Quand Camille viendrait en permission, la mère s'arrangerait pour louer une nouvelle crèche dans la maison ou dans une autre du quartier 281 ". La souplesse des dimensions du logement est une caractéristique de ce type d'habitat. Elle permet aux familles d'adapter un tant soit peu la taille du logis à celle du ménage. Ce caractère modulable correspond à des logements qui ne sont pas, au sens strict, des appartements, mais des pièces séparées donnant sur un couloir, phénomène déjà rencontré rue Tavernier. Cette souplesse explique que cette maison ait été successivement un garni pour célibataires et un garni pour familles.
Georges Navel, Travaux, 1945. cité d'après l'édition de poche de 1979. La citation se trouve p. 38 La situation décrite correspond à la fin de la guerre.
A cette date, la Bourse du Travail ne se trouvait pas place Guichard, comme aujourd'hui, mais cours Morand (Franklin Roosevelt). Ainsi les réunions des organisations ouvrières et les manifestations avaient pour théâtre le quartier des Brotteaux.
Georges Navel, Passages, Le Sycomore, 1982, 284 p. p. 107
Les renseignements sont fournis par les différents annuaires de Lyon. Le numéro 65 de la rue Mazenod n'y figure pas
Témoignage oral
Georges Navel, Passages, p. 243-245
Georges Navel, Passages, p. 110. Voir les remarques de T. de Visan sur l'habitat, annexe n° 2
Voir Anne-Sophie Clémençon, L'entrée et son décor, guide du quartier Préfecture, 1886-1906, Lyon, CNRS, 1983
Georges Navel, Passages, p. 110
Georges Navel, Passages, p. 147