Le tableau suivant présente les caractéristiques des ménages ayant habité le 62 rue de la Part-Dieu entre 1896 et 1936.
taille des ménages | 1896 | 1901 | 1906 | 1911 | 1921 | 1926 | 1931 | 1936 |
1 | 9 | 2 | 10 | 8 | 3 | 5 | ||
2 | 3 | 1 | 3 | 1 | 1 | 3 | 3 | 3 |
3 | 1 | 1 | 2 | 2 | 1 | |||
4 | 2 | 2 | 3 | 1 | ||||
5 | 1 | 1 | 1 | 1 | 1* | 1 | ||
7 | 1 | |||||||
14 | 1 | |||||||
Nb de ménages | 15 | 3 | 8 | 12 | 4 | 13 | 12 | 11 |
Population | 30 | 19 | 21 | 17 | 15 | 20 | 32 | 23 |
* ménage fictif |
Ce qui frappe dans cet immeuble, c'est la très grande variation du nombre de ménages. En fait, cette variation est pour l'essentiel purement artificielle. L'immeuble est un garni où logent de nombreux hommes isolés sinon célibataires. En 1896, neuf d'entre eux sont recensés comme des chefs de ménages d'une seule personne alors qu'en 1901, le ménage de quatorze personnes correspond à une logeuse et treize pensionnaires 282 .
En 1906, la fonction de l'immeuble a changé. C'est toujours un immeuble de "meublés" mais ce ne sont plus des célibataires qui l'habitent, ce sont des familles ouvrières. Cette année-là est recensé pour la première fois Annet Abrial, un maçon de la Creuse, marié à Clémentine Grand, recensée comme propriétaire. En 1906, Annet travaille avec son frère Robert chez Malterre, entreprise de maçonnerie située à la Guillotière. En 1911, il a fondé sa propre entreprise de maçonnerie et l'immeuble est redevenu un garni de célibataires. Parmi eux, trois maçons qui travaillent pour Annet. C'est cette situation qu'a connue Georges Navel et qu'il décrit. "Nos propriétaires n'étaient pas des "vautours", mais des braves gens d'une condition modeste. Au rez-de-chaussée, l'épouse tenait une épicerie, un zinc et un petit commerce, sans autre aide que celle d'Angèle, la plus âgée de ses deux gamines, mais seulement à ses moments de liberté car la fillette allait encore en classe… Le mari, maître-maçon, occupait trois jeunes ouvriers recrutés dans son village d'Auvergne. Ses pays, les jeunes compagnons, étant ses pensionnaires, partageaient la même soupe aux choux à la table de famille et logeaient dans les mansardes du troisième étage 283 ". Ailleurs, il précise encore : "habitant le rez-de-chaussée, notre propriétaire, le maître-maçon et sa famille étaient plus mal logés que les locataires, leur chambre à coucher ayant pour jour de souffrance une petite fenêtre placée un peu au-dessus de l'escalier de la cave" 284 .
La situation change à nouveau au lendemain de la guerre puisque, en 1921, seuls quatre ménages occupent l'immeuble qui est à nouveau un garni pour familles. Cette situation est récente. La situation que décrit Navel, et qu'il date de la fin de la guerre, est tout à fait conforme, non au recensement de 1921, mais à celui de 1911. La petite Angèle qu'évoque Navel, et qui fut l'un de ses premiers flirts, est présente en 1906 et en 1911 mais a disparu en 1921 285 . Le ménage Navel compte cinq personnes : le père Charles, âgé de 68 ans, la mère Anastasie, âgée de 65 ans, Georges Navel, alors dans sa dix-septième année et deux de ses sœurs plus âgées 286 . Cette image n'est qu'un instantané dans le cycle familial 287 . Deux autres familles de quatre personnes logent dans le même immeuble.
En 1921, le café comptoir est tenu par une Lyonnaise fiancé, selon le recensement, à un grec né à Constantinople. En 1926, le café-comptoir est tenu par un nouveau couple, originaire de Saône-et-Loire. La population est toujours constituée par des ouvriers et quelques ouvrières logées en garni mais une nouvelle composante apparait, des Grecs d'Asie Mineure. Ce sont les victimes des rivalités gréco-turques. Après la victoire des Kémalistes qui ont réussi à rejeter les Grecs à la mer, le traité de Lausanne (24 juillet 1923), leur a imposé de quitter leur région natale, en bordure de la mer de Marmara, dans la région de Brousse (Bursa en turc). Ils ne sont que quatre en 1926 mais dix en 1931 et en 1936. La filière migratoire et l'installation dans ce quartier de la Part-Dieu est-elle liée à la présence, dès 1921, d'un Grec dans ce garni ? Les Grecs ne sont pas rares, à la fin des années trente, dans le même pâté de maisons. L'empailleur de chaises qui occupait le 64 rue de la Part-Dieu en 1920, a été remplacé en 1938 par un certain Papacounianos dont la raison sociale est "chaises à façon". Pas plus que population espagnole rencontrée rue Tavernier, cette population grecque ne se stabilise : les ménages ne restent pas plus de 5 ans et ils sont remplacés par de nouveaux ménages aux caractéristiques identiques, parfois même originaires de la même bourgade d'Asie Mineure. Ces familles grecques ne sont pas les seuls ménages étrangers du garni. On y trouve aussi la famille d'un cimentier italien, une Espagnole employée dans une grande brasserie de la place du Pont et un menuisier russe. On comprend que lorsqu'il cherche un garni à la Guillotière (à cette date les prix sont de 12 à 15 F par jour pour une chambre meublée, ou de 200 F par mois) Jacques Valdour 288 , soit effrayé par cette "colonie indigène", qui pourrait, selon lui, servir de fer de lance à la révolution !
La forte instabilité des ménages apparaît clairement sur le croquis n° 17. Sur les 69 ménages qui sont portés sur les listes nominatives de 1896 à 1936, seuls neuf d'entre eux restent plus de 5 ans au 62 rue de la Part-Dieu. En 1901, les trois ménages présents, l'étaient déjà en 1896 et aucun nouveau ménage n'est signalé mais cela ne signifie pas, tant s'en faut, une stabilité de la population : tous les pensionnaires du ménage de 14 personnes sont nouveaux. En 1906, le renouvellement de la population est total et seule la famille des propriétaires qu'a connue Navel assure la continuité avec le recensement de 1911. En 1921, à nouveau, le renouvellement est total. De même en 1926. Inutile d'épiloguer, le garni est bien le degré zéro de la stabilité.
En fait les listes nominatives sont bizarrement présentées. La logeuse est recensée deux fois. Son nom est une première fois suivi par ceux de neuf pensionnaires et une seconde fois par ceux de quatre pensionnaires. Je n'ai compté la logeuse qu'une seule fois.
Georges Navel, Passages, p. 107
Georges Navel, Passages, p. 110
Elle est née à Lyon en 1905, lorsque ses parents sont arrivés de leur Limousin natal.
Pendant la guerre, la famille a été plus nombreuse
Dans le cas des familles mobiles, le suivi d'immeubles à partir des recensements ne permet pas de reconstituer le cycle familial. Retracer des itinéraires à l'aide des listes nominatives du recensement est hors de portée d'un chercheur isolé. Reconstituer les familles sur quarante ans supposerait, pour Lyon, la saisie de 4 millions d'individus (grossièrement 500000 individus à huit dates différentes), sans compter les difficultés de reconstitution et le problème des familles fictives… En suivant les immeubles et non les individus, les seules familles que l'on puisse réussir à suivre sur plusieurs recensements sont les familles stables dont les caractéristiques démographiques et sociales sont assez spécifiques. La population hypermobile du 62 rue de la Part-Dieu fournit un bon contrepoint à ces familles stables.
Valdour Jacques, La vie ouvrière, le flot montant du socialisme, ouvriers de Lyon et de Troyes, observations vécues, Paris, Nouvelles Editions latines, 1934, 230 p. Voir p. 4-5.