Afin de bien percevoir au niveau des masses ce que fut la transformation des Brotteaux, je prendrai l'exemple de la masse n° 4 de la rue Duquesne, suivant en cela les recherches des architectes Dambrin, Reynaud et Zol qui ont reconstitué l'évolution du bâti, du milieu du XIXe siècle à l'époque actuelle, à l'aide des archives des Hospices civils de Lyon. Cette masse, l'une des plus vastes du quartier, est située entre la rue Duquesne au Nord, la rue de Créqui à l'ouest, la rue Duguesclin à l'est, et la rue Montgolfier au Sud. C'est un vaste quadrilatère de 83 m sur 118 m. A l'origine, sur les plans de Morand et Decrénice, il s'agit d'une masse de catégorie C, dont la destination n'est ni la résidence de l'aristocratie ni celle des grands marchands. En fait, il s'agit d'un espace réservé à des constructions précaires vouées à l'industrie. Cette typologie a été reprise par les Hospices civils de Lyon qui distinguent trois catégories parmi les propriétés des Brotteaux. La masse n° 4 fait initialement partie de la troisième catégorie mais une décision des propriétaires va transformer la destination des espaces situés en bordure de la rue Duquesne.
Le 2 août 1839, les Hospices civils de Lyon font don à la ville de tous les terrains qui leur appartiennent rue Duquesne afin de porter la largeur de cette voie de 12,5 m à 25 m. Ce projet d'élargissement resurgit en 1862 après l'ouverture du Parc de la Tête d'Or. Invoquant "l'augmentation sensible du mouvement de circulation vers les deux entrées principales", les Hospices relancent ce projet "d'embellissement général" dont on peut apprécier les conséquences foncières sur le croquis représentant l'élargissement de la rue Duquesne. Les Hospices mettent en avant un souci esthétique mais les objectifs réels sont peut-être tout simplement spéculatifs. Elargir la rue, la planter d'arbres, n'est-ce pas tout simplement permettre une augmentation de la valeur des terrains, transformer des masses de troisième catégorie en masses de deuxième ou même de première catégorie 316 ? Quoi qu'il en soit, cette évolution n'intervient pas avant le début des années 1880.
Au début du Second Empire, en 1854, l'occupation au sol est faible et les constructions destinées aux activités industrielles prédominent nettement. La masse est divisée en 15 parcelles de dimensions très diverses. Le découpage des parcelles par les Hospices civils est effectué à la demande selon les besoins des locataires. La plus grande, le lot n° 8, mesure 1970 m2. Elle est occupée par un maître charpentier qui y a installé ses chantiers. La plus petite, le lot n°14, ne mesure que 77 m2. Elle appartient à un compagnon charpentier qui y a établi sa maison, au demeurant fort modeste puisque sa surface au sol est inférieure à 23 m2 et que nous savons, par ailleurs, que ces maisons dépassent rarement un étage.
Les autres locataires sont un maître charpentier, deux maîtres menuisiers, un entrepreneur de bâtiment, un tourneur sur cuivre, un teinturier-épicier, un tailleur, un rentier, qui occupe l'angle de la rue de Créqui et de la rue Duquesne, un négociant qui ne réside pas dans cette masse, un artiste musicien … Cette liste de professions souligne la prédominance de travailleurs manuels qualifiés et de petits patrons.
A cette date les Brotteaux, à l'exception des quais, sont un quartier populaire, encore faiblement urbanisé dont les anciennes fonctions festives, naguère très importantes, ont pratiquement disparu. A la fin du second Empire, les salles de la Rotonde et de l'Alcazar - cette dernière est à proximité immédiate de la masse n° 4 puisque située à l'angle de la rue de Créqui et de la rue Montgolfier - sont les hauts lieux de l'agitation ouvrière 317 . Le caractère frondeur des Brotteaux va cesser avec les débuts de la Troisième République. La construction de l'église de la Rédemption, de 1867 à 1877, à l'emplacement même de l'Alcazar, en est un symbole évident.
En 1881, comme le montre le croquis, la densification du bâti et l'extrême divisions des parcelles en lots de tailles diverses, ont fortement augmenté. De plus les cours, initialement ouvertes, sont maintenant closes par des constructions ou par des murs. Si la surface des ateliers, usines et entrepôts a connu une importante augmentation, celle des habitations, essentiellement sur le pourtour de la masse, a été sensiblement plus faible.
En 1882, la masse n° 4 est modifiée pour correspondre aux futures dimensions de la rue. Les constructions situées en bordure de la rue Duquesne sont détruites. En fait l'élargissement complet de la rue ne sera complètement achevé qu'en … 1952, lors de l'ouverture du tunnel de la Croix-Rousse construit dans le prolongement de la rue. En effet, ce n'est que sous la Quatrième République que la parcelle, située à l'angle de la rue Malesherbes, parcelle qui avait été vendue et non pas louée par les Hospices civils de Lyon, sera détruite afin de faire sauter ce goulot d'étranglement qui gênait la circulation. En 1890, la densification atteint son point culminant. La masse a été remodelée en fonction des nécessités de l'alignement mais toutes les parcelles n'ont pas été reconstruites. En particulier, une parcelle carrée, en bordure de la rue Duquesne, est complètement non-bâtie. En 1887, tenant compte de cette situation, les Hospices civils prennent la décision de créer une cour centrale au centre de la masse. Cette politique est conforme à celle qu'ils appliquent alors dans le quartier de la Préfecture. Les acheteurs des parcelles ne peuvent construire qu'en périphérie des masses, sur une profondeur de 15 à 16 m. Cette décision est essentielle pour l'urbanisme de la rive gauche. Pour la masse n° 4, sa mise en oeuvre sera lente et imparfaite.
C'est également en 1890, que, grâce à l'élargissement de la rue , la C.L.T., compagnie de tramways concurrente de l'O.T.L., utilise la rue Duquesne pour installer une ligne de tramway à vapeur qui va contribuer à changer le caractère du quartier. Une ligne circulaire, au parcours assez insolite, relie la gare de Perrache au centre ville et à Saint-Jean en passant par la rive gauche et les Brotteaux 318 . La rue Duquesne devient par là même une voie de communication importante. La bonne desserte du quartier par les transports en commun, le déplacement de certaines activités industrielles vers les Charpennes modifie la physionomie d'un quartier dont la fonction résidentielle progresse au détriment des fonctions industrielles.
En 1901, la surface occupée par les locaux d'habitations a fortement progressé sur le pourtour de la masse et la surface consacrée aux activités secondaires commence à décroître. En 1911, la tendance s'est encore accentuée et la démolition de l'usine installée sur le lot n°8, a permis la libération de 2000 m2. A cette date, les habitations sont installées sur le pourtour et leur profondeur ne dépasse qu'exceptionnellement 15 à 16 m, mais ce n'est qu'en 1948 que l'espace destiné à la cour intérieure, souhaitée dès 1887 par les Hospices civils, est à peu près dégagé. Après la seconde guerre mondiale l'occupation du sol est beaucoup plus faible qu'au début du siècle. Surtout, les espaces voués aux fonctions non résidentielles ne sont plus utilisées par des entreprises du secteur secondaire mais par des entreprises du secteur tertiaire. Les bureaux ou locaux commerciaux ont succédé aux ateliers et aux entrepôts.
Cette évolution de la masse n° 4 est assez représentative de ce quartier des Brotteaux dont la fonction résidentielle n'a cessé de s'affirmer au XXe siècle. Le quartier populaire du milieu du XIXe siècle est devenu un quartier huppé. Est-il concevable, dans ces conditions, d'étudier la mobilité résidentielle des individus en postulant 319 , que les caractéristiques sociales de l'espace urbain sont assez stables pour être considérées comme constantes ? Je répondrai oui pour plusieurs raisons. D'abord, les principales transformations urbaines, tant pour la masse n° 4 - élargissement de la rue, passage du tramway - que pour l'ensemble du quartier ou même de Lyon, se situent avant la période étudiée. L'électrification de la ligne de tramway en 1906, la plantation des arbres sur les trottoirs de la rue Duquesne ne sont que de simples inflexions qui n'ont pas la portée des décisions antérieures. Enfin, l'étude des indices de dissimilarité qui mesurent la distance sociale entre les différents espaces urbains confirme la validité du postulat. A l'échelle retenue pour l'étude de la mobilité résidentielle, échelle qui correspond à un découpage de la ville en treize zones distinctes, le postulat est acceptable pour la période 1896-1936.
Dambrin, Reynaud, Zol, Transformation d'un milieu urbain, les Brotteaux,, p. 143-145
Kleinclausz, A., Lyon, Lyon des origines à nos jours. p. 327-328.
Dambrin, Reynaud, Zol, Transformation d'un milieu urbain, les Brotteaux,, p. 149 et sq.
Voir troisième partie, chapitre 4, une échelle de la hiérarchie sociale.