L'immeuble que j'ai choisi pour représenter cette zone se trouve 113 route de Vaulx, en bordure de l'actuel campus de la Doua. Situé à l'extrémité nord de Villeurbanne, il se trouve dans la partie inondable de la commune, même après la construction des égouts en 1925-1930. Cette situation peu enviable a d'ailleurs inspiré les chansonniers locaux :
‘"Route de Vaulx, Route de VaulxLa maison étudiée a été détruite. Elle n'était sans doute pas différente de ces maisons basses et des fermes en pisé que l'on peut encore voir aujourd'hui dans le bas-Dauphiné. La totalité des habitants figurant sur les listes nominatives des huit recensements utilisés sont représentés sur le graphique présentant l'évolution des ménages 352 . Jusqu'en 1926, il n'y a jamais plus de trois ménages recensés au même moment. A partir de 1931, la situation est différente et tout laisse supposer, même si je n'en ai pas trouvé la preuve dans les archives, que la ferme initiale a été remplacée par une maison pouvant accueillir la nouvelle population migrante. En 1931, on compte huit ménages et, en 1936, six .
L'évolution de 1896 à 1926 illustre parfaitement les mutations d'une banlieue maraîchère en une banlieue plus intégrée à l'économie de marché. Lors du premier recensement cinq personnes sont présentes. Un cultivateur et sa femme, sa fille et son gendre, sa petite fille. Le cultivateur, Etienne Gremeret, est né sous la Monarchie de Juillet, il a cinquante-neuf ans en 1896, son gendre, François Berne, sans doute agriculteur 353 , est né au milieu du Second Empire, il a trente huit ans. Avec sa fille, Françoise, alors âgée de dix ans, il reste 113 route de Vaulx jusqu'en 1926.
Cinq ans plus tard, François Berne et son beau-père, sans doute veuf, sont recensés dans deux ménages différents. Tous deux sont agriculteurs. Un domestique les aide. En 1906, seul le ménage de François Berne est recensé. C'est un ménage nucléaire classique composé du chef de ménage, de son épouse et de leur fille. A la veille de la guerre, la situation est toute différente. François Berne est veuf, il est toujours recensé comme cultivateur. Il est maintenant âgé de 53 ans. Un autre ménage habite 113 route de Vaulx. C'est celui de son gendre Adrien Petit et de sa fille Françoise. Ce ménage est complexe. Outre la petite fille du jeune ménage, il compte une belle-sœur d'Adrien Petit. Ce dernier est né à Lyon en 1880. Il est recensé comme mécanicien et les listes nominatives précisent qu'il est patron.
Au sortir de la guerre, en 1921, Adrien Petit est désormais recensé comme voiturier mais il travaille toujours à son compte. Son beau-père est maintenant recensé dans son ménage. Un autre ménage est recensé la même année au 113 route de Vaulx. C'est celui d'un outilleur. Comme sa femme, il est né dans l'Isère mais avant de s'installer à Lyon, il a résidé un temps au Creusot, où est né son fils. On retrouve là un exemple d'un segment de ces itinéraires de métallurgistes qu'Yves Lequin a mis en évidence. pour la période antérieure à la guerre mais qui ne cessent pas avec elle 354 .
En 1921, Françoise Berne, fille et petite fille de cultivateur, est donc maintenant l'épouse d'un voiturier dont on sait l'importance dans l'économie lyonnaise. Mais l'évolution professionnelle, et sans doute la réussite, de son mari n'est pas terminée. En 1926, il est recensé comme commerçant en matériaux et il emploie deux autres voituriers : son beau-père et un jeune chef de ménage originaire de Gap. Parfaite illustration des changements professionnels survenus en trois générations : passage de l'agriculture, et vraisemblablement du jardinage, au transport de produits pondéreux mais dans le même cadre géographique. La propriété de l'exploitation agricole initiale explique cet enracinement : tous les individus qui sont liés à la famille Gremeret-Berne sont natifs de Villeurbanne, de Vaulx en Velin, de Genas ou de Lyon. Leur faible mobilité contraste avec les familles de l'outilleur de 1921, né dans l'Isère ou du voiturier de 1926, né dans les Hautes-Alpes.
En 1931, la maison a été reconstruite et les habitants sont beaucoup plus nombreux. Ils sont surtout très différents des précédents. Aucun chef de ménage n'est né à Lyon ou à Villeurbanne, différence remarquable avec la période antérieure. Croix-Luizet et la zone située à l'est de la voie ferrée sont vraiment devenues, pendant les années trente, la zone de prédilection de nombreux migrants, tant nés en France que hors de France 355 . Quatre chefs de ménage sont nés en Italie. Onze habitants sur 22 vivent dans ces quatre ménages. Les chefs de familles ou leurs fils sont maçons, plâtriers, manœuvres… Le quartier de Croix-Luizet est, dans les années trente, l'un de ceux où les Italiens sont les plus concentrés. La visibilité de cette communauté 356 est particulièrement forte à l'occasion des fêtes religieuses. La plus importante d'entre elles se déroule le 16 août, c'est la Saint-Roch. "Ce jour-là, l'honneur de porter la statue du saint, commandée spécialement en Italie, est disputé, aux enchères, par les différentes équipes. Cette tradition des enchères, comme l'ensemble du déroulement des festivités, n'ont qu'un but : faire que pour les italiens de Croix-Luizet, ce jour-là, tout se déroule comme chez eux 357 ". Outre ces ménages italiens, on compte un ménage suisse. Dans les années trente, les travailleurs, sans ou avec faible qualification, les migrants, deviennent l'une des composantes essentielles de la banlieue industrielle.
En 1936, cinq des huit ménages de 1931 sont toujours présents. Un seul nouveau ménage, composés d'originaires de l'Ain, est recensé. Cette arrivée ne modifie pas les caractéristiques de l'immeuble. la composition sociale demeure identique malgré le déclin de la communauté italienne.qui ne compte plus que deux ménages de trois personnes. Le premier est celui d'un manœuvre, âgé, maintenant isolé. Il vivait auparavant avec son frère et ses trois enfants. Le second est composé d'un épicier à son compte et de son épouse. En 1931, il était menuisier et salarié d'une entreprise Villeurbannaise. Sur la ligne concernant son épouse, les employés municipaux avaient indiqué commerce. Sans doute faut-il voir là une des explications de la stabilité de ce ménage qui semble avoir occupé une position légèrement plus avantageuse que celle des autres ménages italiens.
Jusqu'ici, l'unité d'observation a été l'immeuble, ou plus précisément l'adresse. Une même adresse peut servir de résidence à des hommes de niveau social très différent , surtout lorsque certains résident sur cour et d'autres sur rue. De même en franchissant quelques centaines de mètres, on peut passer du bas de l'échelle sociale aux sommets du patriciat urbain. La rénovation urbaine accentue ces clivages mais elle est de peu d'ampleur pendant la période étudiée.
Cette promenade dans les traboules de la société lyonnaise a mis en lumière la tonalité des divers quartiers de la ville. Elle a montré aussi les nuances qui traversent le patriciat urbain. Pour les approfondir, il faut changer d'optique, réduire la focale, élargir le champ de vision, passer de l'immeuble au bloc d'immeubles.
Voir comité des quartiers Croix-Luizet-les Buers, Naissance et métamorphose d'une banlieue ouvrière, 1976, 137 p. multigraphié. Cette étude a été réalisée par des urbanistes, des sociologues et des géographes. La chanson évoquée est citée p. 136.
Ce graphique, dont les éléments sont toujours construits à partir des pictogrammes de Peter Laslett, permet, de plus, de suivre la stabilité des ménages : lorsqu'un chef de ménage est présent à deux recensements successifs, il est représenté dans la même verticale. Ainsi pour le premier, ménage situé dans le coin supérieur gauche, le chef de ménage, Etienne (noté E), est d'abord à la tête d'un ménage complexe de cinq personnes, puis il est recensé en 1901 comme un isolé occupant un domestique. Le croquis n°27 est séparée en deux parties.
C'est sous cette appellation qu'il est recensé cinq ans plus tard.
Voir Yves Lequin, Les ouvriers de la région lyonnaise…, tome 1, p. 533-537
Voir à ce propos la carte des originaires de Lyon, complémentaire de celle des migrants in Pinol Jean-Luc, op. cit. p. 111.
Sur la notion de visibilité des communautés de migrants, voir Chudacoff Howard P., "A New Look at Ethnic Neighborhoods : Residential Dispersion and the Concept of Visibility in a Medium‑Size City", The Journal of American History, vol. LX, n° 1, june 1973, p. 76-93.
Jouve Raymond, La conquête d'une banlieue : Croix-Luizet, Paris, Bloud et Gay, 1931. Voir le chapitre Italia fara da se, p.168-180.