A. L'Espace des élites

Ce chapitre est consacré à des individus qui, par leur comportement social, spécifique et repérable, se distinguent de l'ensemble des Lyonnais. Les élites, constituent un groupe numériquement faible mais socialement très visible. L'un des moyens de cette visibilité est précisément l'annuaire des élites destinés à faciliter leur sociabilité. Ces annuaires se développent à la fin du XIXe siècle, et à Lyon, c'est en 1902, date relativement tardive, que paraît le premier annuaire du Tout-Lyon 359 . Ces annuaires, voués à faciliter les relations entre les familles qui se considèrent elles-mêmes comme des familles appartenant à l'élite Lyonnaise, indiquent l'adresse principale, souvent celles des résidences de vacances, mais aussi d'autres renseignements permettant de situer socialement le chef de famille. Est en particulier indiquée l'appartenance aux grands cercles 360 . Pour l'annuaire du Tout-Lyon, il est évident qu'il y a cercle et cercle. On ne saurait confondre le cercle des Joyeux amis, ou le cercle des travailleurs du 5e arrondissement avec le cercle du Commerce ou le Jockey-Club. Seuls ont droit au qualificatif de grand, les cercles dont les membres sont dignes de figurer dans l'annuaire du Tout-Lyon.

J'ai sélectionné les individus qui affichaient deux attributs manifestes de leur appartenance aux élites : l'inscription sur l'annuaire du Tout-Lyon et l'adhésion à un grand cercle 361 . Ces individus, par leur sociabilité manifestent leur appartenance aux sommets de la hiérarchie urbaine. Procéder de la sorte revient très certainement à privilégier les hommes d'affaires par rapport aux autres catégories des élites. En effet, Christophe Charle note qu'au plan national et au tout début du XXe siècle, 16% des hauts fonctionnaires appartiennent à un club mais 42% des hommes d'affaires 362 . Par ailleurs les grands cercles sont peut-être plus prisés des membres du patronat traditionnel que des nouveaux venus. C'est du moins ce que suggère Maurice Lévy-Leboyer dans son étude du patronat français 363

La couverture du premier annuaire du Tout-Lyon
La couverture du premier annuaire du Tout-Lyon

Tant les romanciers et essayistes lyonnais que les observateurs étrangers à la métropole rhodanienne se sont interrogés sur l'homogénéité des élites lyonnaises. Se fondant sur un certain symbolisme spatial, les Brotteaux contre la presqu'île 364 , sur l'évolution économique, la soie contre les secteurs plus récents de l'industrie, ils ont répondu, le plus souvent, par la négative. L'une des questions sous-jacentes à ce chapitre sera donc de savoir s'il y a homogénéité des élites lyonnaises ou, au contraire, si l'on peut repérer, en se fondant sur l'analyse de la sociabilité formelle, des clivages pertinents. Dans l'affirmative, il faudra alors en étudier l'évolution.

Notes
359.

Christophe Charle, Les élites de la République, 1880-1900, Fayard, 1987. Sur les annuaires en France voir p. 11-17. Du même auteur, "L'image sociale des milieux d'affaires d'après Qui êtes‑vous ? (1908)", in Maurice Levy‑Leboyer, Le patronat de la seconde industrialisation, p. 278-291.Voir aussi Davidoff Leonore, The Best Circles, op. cit.. Les annuaires se généralisent dans la "Société" anglaise dans les années 1880. Ils sont la preuve indirecte de la fluidité des hiérarchies. (p. 47)

C'est au nom de leur ancienneté, et donc de leur notoriété qui ne saurait être notifiée par un simple annuaire, que certaines grandes familles lyonnaises ont refusé de figurer dans l'annuaire du Tout-Lyon (voir Yves Grafmeyer, travaux en cours). Le Tout‑Lyon est créé en 1894, bien avant la création des annuaires. Ce périodique mondain rend compte des soirées et autres activités des élites.

360.

Voir surtout Maurice Agulhon, Le cercle dans la France bourgeoise, 1810-1848, étude d'une mutation de sociabilité, A. Colin, 1977

Voir Jean-Pierre Chaline, Les bourgeois de Rouen, 1982, p. 211 ; Adeline Daumard, Les bourgeois et la bourgeoisie en France, 1987, p. 222-223 ; Alain Corbin, Archaïsmes et modernité en Limousin au XIX e siècle, 1975, tome 1, p. 406-409. Benoit Lecoq, "Du cercle bourgeois aux sociétés de loisirs populaires", Lectures et lecteurs au XIXe siècle. La bibliothèque des Amis de l'instruction, Paris, Bibliothèque des Amis de l'instruction du 3e arrondissement, multigraphié, 1985, p. 47-51. Je n'ai pas consulté la thèse de Benoit Lecoq Cercles et sociétés de loisir à Paris au temps de la République, Ecole des Chartres, 1985.

361.

Est donc étudiée ici l'intersection de deux ensembles, celui des membres des grands cercles et celui des inscrits sur l'annuaire, et non de la totalité de chaque ensemble

362.

Voir Christophe Charle, Les élites de la République, op. cit. p. 394. Sur l'adhésion des hommes d'affaires américains, et en particulier des maîtres de forges, aux clubs, voir les tableaux très précis qui figurent dans John N. Ingham, "Rags to Riches Revisited : the Effect of City Size and Related Factors on the Recruitment of Business Leaders", The Journal of American History, 1976, p. 615-637

363.

Voir Maurice Levy-Leboyer, "Le patronat français, 1912-1973", in Maurice Levy-Leboyer, Le Patronat de la seconde industrialisation, 1979, p. 137-188

364.

Au début du XIXe siècle le symbolisme spatial oppose plutôt Bellecour au quartier Saint‑Clair. Voir l'ouvrage paru, en 1833, sous la direction de Léon Boitel, Lyon vu de Fourvières, esquisses physiques, morales et historiques. "La vie de la noblesse bellecourienne se concentre de la rue Saint‑Dominique (la rue Emile Zola) à la rue Sala… Le seul tort réel que l'on puisse leur reconnaître, c'est le mépris qu'ils affectent pour le commerce". (p. 188-189) A Saint‑Clair, au contraire, "la haute finance a fait élection de domicile. Banquiers, fabricants, agents de change, tout est là. On n'entend que le son des écus, on ne rencontre que des hommes riches…" (p. 194-195) Cité d'après Bernard Poche, Localité et construction langagière du sens, pour une sociologie cognitive des groupes sociaux, 1987, p. 375-376